Pour l’éternité de Roy Andersson est une expérience captivante, dont le 7e art, plus que jamais en quête de renouveau, devrait s’inspirer. Esthétique, profond, cruel et drôle, ce film est à ne pas manquer.
Roy Andersson est un cinéaste particulièrement rare et d’autant plus précieux. En près de cinquante ans de carrière, son sixième long-métrage (seulement) sortant sur les écrans français, Pour l’éternité (Lion d’argent du meilleur réalisateur à Venise en 2019), renoue avec l’esthétique et le ton singulier qui ont forgé son style inimitable depuis Chanson du deuxième étage (2000). Il s’agit d’un véritable cinéma de composition, un cousin éloigné de certaines œuvres de Peter Greenaway ou de Federico Fellini. Comme ces derniers, le Suédois est un passionné du plan fixe en studio dans la perspective de créer des tableaux animés à chaque séquence. Hyper pointilleux dans le choix de sa gamme de couleurs (quels dégradés !), l’ancien réalisateur de publicités projette un effet d’harmonie plastique saisissant, contrastant avec l’amertume de son propos. Amateur de la lenteur, dont émergent un humour sarcastique, une drôlerie féroce, le cinéaste s’est exprimé depuis plusieurs années sur ses objectifs : avec une totale liberté de récit, il traque la vulnérabilité des êtres humains et la beauté de l’existence à travers sa cruauté.
La succession des motifs et des situations, faussement décousue, proposée par Roy Andersson, provoque un trouble constant chez le spectateur. Cet ébranlement est inhérent à l’alchimie même des saynètes, mélanges d’élégance et de brutalité, de compassion et de moqueries, sur la trivialité et les faiblesses d’hommes et de femmes, pantins aux allures cadavériques pourtant bien vivants, filmés impitoyablement. Qu’il s’agisse de l’un, répétant sans cesse « Je ne sais pas ce que je veux » ; d’un prêtre rêvant du Christ, mais perdant la foi ; d’un serveur épongeant une mare de vin face à son client désespéré ; d’un tueur pleurant sa femme éventrée ; d’un dentiste au bord du burn out ; ou d’Hitler face au désastre du bombardement de son bunker, l’humour noir règne en maître, l’esprit pince-sans-rire domine : il n’y en a pas un pour sauver l’autre. À l’exception peut-être de ce couple, voltigeant miraculeusement au-dessus de Cologne avant sa destruction, une réminiscence de l’Histoire, dixit Roy Andersson, pour signifier que la vie, l’amour, la tendresse et la sensualité continuent d’exister. Cette vision de bonheur (aussi sur l’affiche du film) égrenée comme un songe incessant, une ritournelle tout au long de Pour l’éternité, parachève le discours de sa douloureuse beauté.