Ouistreham

Émouvant ou fabriqué ?

Marianne Winckler, écrivaine, s’installe près de Caen et cherche du travail pour comprendre de l’intérieur la crise et le travail précaire. Elle trouve des petits boulots comme agent d’entretien et rencontre des femmes étonnantes.

Il était quasi impossible d’adapter le très intéressant livre de Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham (Éditions de l’Olivier), œuvre documentaire et littéraire qui narre l’immersion de la journaliste parmi le monde des femmes de ménage. Les problèmes moraux, surtout évoqués en prologue et en conclusion dans l’ouvrage, sont ici très développés. Les premières minutes ne révèlent pas l’identité de la chômeuse en attente d’un entretien à Pôle Emploi, ce n’est que lorsque sa conseillère la reconnaît (scène évoquée en une phrase dans le livre, donc ici incarnée) que Marianne devient ce Janus, cette femme à deux visages qui découvre le travail physique, précaire, l’humiliation et l’inhumanité et, en même temps, prend des notes sur un carnet et dans sa tête pour tout retranscrire le soir sur son ordinateur. C’est le mépris d’une femme qui marche avec ses chaussures crottées sur le sol qui vient d’être nettoyé, les mots blessants et gratuits, la vitesse démente à laquelle il faut nettoyer, changer des draps, vider des poubelles. Mais c’est aussi les rires, les échanges, la solidarité, le système D, les amitiés naissantes. Emmanuel Carrère a longtemps renâclé à l’idée de cette adaptation voulue par Juliette Binoche elle-même ; pourtant, tous les thèmes sont les siens, comme réalisateur et aussi comme écrivain, que l’on pense aux livres de fiction que sont La Moustache et La Classe de neige ou au puissant récit sur l’énigme Jean-Claude Romand, L’Adversaire. Écrit avec Hélène Devynck, le film fictionne en changeant le nom de la protagoniste et en réinventant certains personnages. Il devient la quête ambiguë d’une femme qui, en faisant son travail de romancière sur le monde du travail, usurpe et vole et, dans le même temps, noue des liens réels et forts. Si nous croyons en sa sincérité, comment les intéressées pourront-elles y croire, une fois le mensonge de base révélé ? C’est toute l’ambiguïté du récit. Sans sombrer dans le misérabilisme, mais en embrassant de manière frontale la réalité de ces vies de petits matins, de dos cassés et, malgré tout, de rires et de joie. Le film mené par une Juliette Binoche juste et effacée, fait la part belle à ces femmes de l’ombre. Elles sont toutes incarnées par des débutantes énergiques, lumineuses et bouleversantes : Hélène Lambert, Léa Carne, Émilie Madeleine, Patricia Prieur… Supplément d’âme…

 

Isabelle Danel

 

Ouistreham d’Emmanuel Carrère. Copyright Christine Tamale.

Croisement de la fiction et du regard documentaire, récit d’une imposture, adaptation littéraire : Ouistreham, adapté d’un livre de Florence Aubenas, coche toutes les cases pour devenir un film d’Emmanuel Carrère. Il les coche tellement qu’on ne peut s’empêcher de le voir avec un recul qui lui est préjudiciable. Recul provoqué en partie par la volonté de Carrère de « faire vrai » en utilisant parallèlement beaucoup de procédés de fiction, dont un maladroit suspense lié à la position de son héroïne. Et on se prend à penser qu’il y a de la malhonnêteté dans le regard du cinéaste, du même ordre que celle de sa protagoniste, dont il ne sait manifestement que faire, dans une double conclusion maladroite et contradictoire. On créditera en revanche au réalisateur de La Moustache un véritable regard sur ses comédiennes, qu’il a accompagnées avec un visible esprit d’équipe. Crédit évidemment partagé avec Juliette Binoche, entourée de débutants (tous passionnants), parmi lesquels elle se meut avec une évidence admirable.

 

François-Xavier Taboni

 

Si l’aspect réflexif aurait pu être captivant, mettant en abyme une démarche documentaire, soulevant la question du respect et de l’intégrité des personnes filmées, malheureusement le réalisateur se contente de filmer l’explicite, enchaînant les redondances (une voix off qui dit ce qui est déjà filmé), les péripéties déjà annoncées et donc prévisibles, les gros plans appuyés sur les visages désemparés, sans montrer la moindre capacité à proposer des idées sur la façon de filmer les gestes ou les espaces de travail qu’il représente. En outre, le fait de privilégier son personnage féminin principal renvoie au second plan celles auquel le livre d’Aubenas était destiné. De passeuse, elle devient malgré elle une héroïne. Au-delà de l’excès de fictionnalisation, le plus gênant est le sentiment binaire de deux mondes irréconciliables, le réel et la fiction, la précarité et le confort, à jamais dissociés. Le film échoue à dépeindre une utopie, sans non plus parvenir à transmettre un désarroi. 

 

Benoit Basirico