Il est des films qui ont engendré des séquences devenues mythiques, comme celle des escaliers d’Odessa dans Le Cuirassé Potemkine de Serguei Mikhailovitch Eisenstein (1925) ou celle du meurtre sous la douche de Janet Leigh dans Psychose d’Alfred Hitchcock (1960). D’autres ont laissé le souvenir impérissable de moments forts, comme le rire de Greta Garbo dans Ninotchka d’Ernst Lubitsch (1939) ou la mort de Jean-Paul Belmondo au bout de la rue Campagne-Première dans À bout de souffle de Jean-Luc Godard (1960). Mais rares sont ceux qui, en un plan, non seulement justifient la raison d’être du film, mais nous incitent à nous interroger sur l’essence même de son sujet. Michel-Ange d’Andreï Konchalovsky (2020) est de ceux-là.
Le plan de ce film qui a retenu notre attention est celui qui présente le sculpteur florentin au pied d’un monumental bloc de marbre, extrait des carrières de Carrare. En 1512, Michel-Ange venait d’achever de peindre la voûte de la chapelle Sixtine du Vatican, que lui avait commandée le pape Jules II. Deux familles rivalisaient à cette époque pour s’approprier autant la papauté que le talent du sculpteur. Celle des Della Rovere de Rome (Jules II) et celle des Médicis de Florence (Léon X). La première, en 1505, avait exigé de Michel-Ange qu’il refusât toute commande avant d’avoir fini d’orner de sculptures le futur tombeau de Jules II, tout en l’interrompant dans son travail pour lui confier l’illustration de la chapelle Sixtine (1508-1512). La seconde lui imposa, à la mort de Jules II en 1513, de réaliser la façade de l’église familiale de San Lorenzo, puis là aussi de mettre en valeur ses tombeaux. Partagé entre ces deux puissances, Michel-Ange cessa de créer entre 1513 et 1520, parcourant les montagnes de Carrare afin d’y trouver les marbres nécessaires à ses futurs travaux. La longue séquence que consacre le cinéaste russe (Le Premier Maître, 1965 ; Sibériade, 1978 ; Maria’s Lovers, 1983 ; Rabia ma poule, 1994 ; Les Nuits blanches du facteur, 2014) à cet épisode peu connu de la vie de l’artiste est non seulement un brillant moment de cinéma, mais nous offre surtout ce plan essentiel, comme nous le qualifions, qui amalgame les deux forces créatrices principales de Michel-Ange. D’une part, celle purement physique et quasi surhumaine requise pour tailler une sculpture dans un bloc de pierre de cette dimension (nécessitant, en outre, un effort collectif pour son transport et causant une mort d’homme). Et, de l’autre, celle relative à la conception artistique hautement sublimée du Florentin, qui va lui permettre de faire jaillir de son tracé hyperréaliste dans le marbre le rayonnement d’une spiritualité défiant toute approche rationnelle.
Le choix d’un interprète amateur, dentiste de profession, Alberto Testone, petit de taille, bourru d’allure, au visage quasi primitif, dont les traits rappellent ceux du célèbre portrait de Michel-Ange par Daniele da Volterra1, contribue considérablement à faire ressentir au spectateur ce moment essentiel où le génie artistique humain défie le monopole créatif d’ordre divin. D’autres films ont montré les diverses affres que vivent les peintres (le Van Gogh de Pialat, 1991), les écrivains (le Truman Capote de Bennett Miller, 2005), les cinéastes (le Marcello Rubini dans La dolce vita de Fellini, 1960), d’autres sculpteurs (le Rodin de Jacques Doillon, 2017), devant la tâche à accomplir, mais jamais à ce point. Certes, la pratique du pinceau, du clavier ou de la caméra ne se hisse pas au même niveau de difficulté que celui propre au burin et au marteau. Mais ce qui frappe le plus à la vue de ce plan, c’est la disparité qui existe, dans le cas de Michel-Ange, entre son respect intéressé des commandes imposées et sa volonté de les traiter d’une manière éminemment personnalisée. Comment alors ne pas vibrer devant cette image, qui entraîne spontanément le spectateur à lui superposer son souvenir du David, exposé à la Galleria dell’Accademia de Florence, de la Pietà, qui l’accueille à l’entrée de la basilique Saint-Pierre de Rome ou de L’Esclave mourant, qui s’abandonne pathétiquement au cœur du musée du Louvre à Paris ? Des sculptures qui, au-delà de leur symbolique, religieuse ou profane, offraient avant tout à l’artiste l’occasion de matérialiser ses aspirations les plus grandes et ses démons les plus enfouis : la quête de la beauté absolue, l’expression sublimée de son homosexualité, son désir de goûter à la puissance créatrice des dieux. Tout cela figure dans ce plan essentiel, dissimulé entre le petit homme et le grand bloc de marbre sur lequel il s’appuie, y apposant déjà la marque du génie d’un élu. Être rare, mais indispensable à la condition humaine, qui ainsi crée l’illusion d’anéantir la mortalité. D’où le titre original du film : Il peccato (Le Péché).
P.S. Andreï Konchalovsky s’est expliqué sur le choix du titre italien (et slovène : Greh) : « Alors que j’étais en train de terminer mon scénario, je me suis demandé comment je pourrais intituler mon film et Le Péché m’est venu à l’esprit. J’ai pensé alors à ma visite dans une église italienne où, à côté d’une toile du Caravage, il y avait la reproduction d’une icône de Roublev. Je me suis alors posé une question sur la juxtaposition de ces deux images en réfléchissant sur l’art ? Il m’est apparu qu’il y avait un schisme entre l’art sacré et l’art religieux. L’art religieux a commencé quand la peinture est devenue réaliste, plus sensuelle, plus à la recherche de la beauté. Il est né à la Renaissance, où le christianisme et le paganisme coexistaient comme sources d’inspiration. L’art sacré, celui des icônes de Roublev ou des fresques de Giotto, est dirigé vers les cieux, alors que l’art religieux est dirigé vers l’homme. Et c’est avec l’homme que je termine mon film ». (In Andreï Konchalovsky, ni dissident, ni partisan, ni courtisan, conversations avec Michel Ciment, Lyon / Arles, Institut Lumière / Actes Sud, 2019, pp.208-209).