Matrix

Amour, latex et mythologies

Vingt ans après la trilogie originelle qui secoua les cinéphiles et l’industrie cinématographique, la sortie d’un quatrième volet, Matrix Resurrections, s’annonçait riche de promesses. Hélas, trois fois hélas, la pilule ne passe pas. Malgré de bonnes idées et un premier acte enthousiasmant, le soufflé retombe aussi vite qu’il a pris. Qu’importe. Les fans y trouveront quelques œufs de Pâques qui les raviront, et The Matrix, premier du nom, demeurera un phénomène, un film unique en son genre, qu’on peut revoir sans jamais se lasser. Retour sur l’origine du mythe.

La surprise

Quand Lana et Lilly Wachowski approchent Warner Bros, en 1996, le studio n’est pas convaincu. Le scénario est difficile à comprendre, et le budget prévisionnel est astronomique. C’est en s’appuyant sur la bande dessinée Ghost in the Shell qu’elles parviennent à communiquer clairement leurs intentions. Feu vert.

En 1999, le spectateur restait vissé pendant que, sous ses yeux éberlués, le monde dévissait dans The Matrix, l’un des plus grands contes philosophiques imaginés par l’esprit humain. Après avoir fait flamber le box-office et récolté une pluie d’Oscars, Matrix est entré dans la légende et, en 2012, a été inscrit au registre cinéma de la Librairie du Congrès.

En 2003, sans toutefois parvenir à se hisser à la hauteur de l’œuvre d’origine, Matrix Reloaded et Matrix Revolution venaient compléter la trilogie d’une génération.

Le choc

D’après les experts, et en tout cas les scénaristes, tout grand scénario s’appuie sur une première scène d’importance, le fameux incident d’ouverture. Celui de The Matrix est un summum du genre. Il pose en quelques minutes les ingrédients de ce qui s’avérera l’un des films les plus surprenants et les plus spectaculaires de l’histoire du cinéma depuis la trilogie Star Wars, quelque vingt-cinq ans plus tôt. Cette première séquence est suivie d’une succession d’indices, qui, sans qu’on y prête attention à première vue, préfigurent l’appartenance de The Matrix aux grands mythes, et de scènes folles qui constituent l’acte II du volet 1. C’est là, sans doute, l’une des grandes qualités de The Matrix : tout s’enchaîne sans répit, tout est surprise, tout détail a son importance, et l’on peut revoir le film en y découvrant, chaque fois, de nouveaux.

Matrix Resurrections - Copyright 2021 Warner Bros. Entertainment Inc. and Village Roadshow Films (BVI) Limited

Le pitch

La nuit, Néo est hacker de son état, et dans un état souvent parallèle. Le jour, il est Thomas A. Anderson, programmateur informatique, et travaille chez Metacortex. Incarné par Keanu Reeves, dont le détachement fait merveille, Néo est dès le début tiraillé entre ses peurs, un profond sentiment d’inadéquation, la sublime Trinity et une conviction indicible : il doit faire confiance au mystérieux Morpheus.

À la vingtième minute, lors d’un interrogatoire avec des agents du FBI, ce qui semblait être une bonne petite dystopie des familles, avec ses repères ancrés, bascule en thriller psychologique horrifique proche de l’univers de Cronenberg. Dès lors, rien n’est impossible.

Néo apprend que la Matrice, cette vie qui lui semble si inadéquate, n’a rien de réel. La réalité serait un metaverse, en quelque sorte, un terrain de jeu imaginé par les Machines, elles-mêmes le fruit de l’intelligence artificielle.

Cultivés comme des légumes dans une immense ferme du futur, pour servir de nourriture énergétique à des machines, branchés en réseau afin que leurs avatars vivent l’illusion d’une existence, les êtres humains sont maintenus en esclavage à leur insu. Seule la ville souterraine de Zion (phonétiquement Sion, la Terre promise de Jérusalem), abrite des humains affranchis, prêts à tout sacrifier pour la liberté, d’autant que la prophétie de l’Oracle est formelle : l’Élu, the One, la clé indispensable à un autre futur, sauvera Zion des Machines. Morpheus et Trinity sont convaincus qu’il s’agit de Néo.

L’anticipation woke

Non content d’être un monument cyberpunk, The Matrix est un film précurseur à bien des égards. Les effets spéciaux, phénoménaux pour l’époque, ont fait couler beaucoup d’encre, mais ils ont surtout survécu vaillamment à l’épreuve du temps, ce qui est en soi un tour de force. Ce n’est pas pourtant pas la plus grande qualité du film. Non. La plus grande qualité de ce premier volet est son féminisme. Les femmes y sont héroïques, d’une force mentale et physique passablement inédite. Dès la scène d’ouverture susmentionnée, les spectateurs découvrent Trinity. Puissante, courageuse, éclairée, portée par Carrie-Anne Moss, Trinity est celle qui canalise Néo. Elle a la foi. En 1999, un personnage féminin aussi féroce ne court pas les salles de cinéma. Féministe, donc, mais pas que : The Matrix est aussi un modèle en matière de représentation. Le casting verse dans l’ultra-parité : le courage et l’héroïsme sont incarnés dans tous les genres et dans toutes les couleurs.

 

Matrix Resurrections - Copyright 2021 Warner Bros. Entertainment Inc. and Village Roadshow Films (BVI) Limited

Un multivers à lui tout seul

Si Matrix est considéré comme l’un des plus grands récits initiatiques jamais créés pour le cinéma, c’est aussi parce qu’il foisonne, comme dans toute authentique épopée, de références audacieuses. Des plus grands récits mythologiques aux idées des philosophes, les Wachovski ont infusé les sources de leur inspiration à tous les étages de leur création. À la croisée de René Descartes, Emmanuel Kant, Karl Popper et sa théorie des trois mondes, Simulacra et Simulation de Jean Baudrillard, Alice au pays des merveilles, La Bible, l’Odyssée de Homère, Asimov et Philip K Dick, Neuromancien de William Gibson, Matrix est avant tout un détournement sci-fi de l’allégorie de la caverne de Platon lui-même.

 

Matrix Resurrections - Copyright 2021 Warner Bros. Entertainment Inc. and Village Roadshow Films (BVI) Limited

La phrase

La phrase « Ignorance is bliss » est devenue culte. Le monde semble cultiver, depuis 20 ans et avec fierté, les fake news, les fake personnalités, les fake filtres, la fake culture. Heureux les pauvres d’esprit, donc, puisque le royaume des cieux leur appartient – c’est le traître, le Judas de Matrix qui le dit. Mais la Matrice nous rappelle aussi que l’esprit règne sur la matière, que rien n’est impossible, et que l’amour défie la mort. Matrix est une ode à la vie, au sel de l’existence humaine, aux risques qu’il faut accepter de prendre, quitte à tout perdre, y compris presque trois heures de son temps avec Matrix Resurrections.

 

Mary Noelle Dana