Jusqu'à la garde

Dans la main de l’ogre

Autopsie d’une séparation, ce premier long-métrage entre documentaire, film social et thriller glace les sangs et frappe en plein cœur. Indispensable.

Le film s’ouvre et se clôt sur deux «témoins» extérieurs, deux femmes qui constatent. La première écoute des témoignages, elle est juge. La seconde voit et entend des actes, c’est une voisine. Entre ces deux personnages de la société civile, autrement dit vous, moi ; entre ces deux moments, la peur s’est peu à peu installée en nous pour ne plus nous lâcher. Comme elle ne lâche jamais Miriam, Joséphine, Julien.

Miriam a quitté son mari Antoine, elle est partie vivre chez ses parents à des centaines de kilomètres de son ancienne maison. Sa fille va bientôt être majeure, mais pour son fils de onze ans, c’est une autre histoire. Le père réclame un droit de garde, a trouvé un travail dans la région, va s’y installer très prochainement, peut déjà accueillir l’enfant chez ses propres parents ; la mère donne tous les témoignages en sa possession, de violences commises par Antoine, pour éviter que Julien doivent passer un week-end sur deux avec « l’autre ».

Il y a, dans cette première scène de confrontation, où la femme et l’homme sont côte à côte face à la juge, qui lit un peu vite et sans affect la déposition de l’enfant — « J’ai peur pour maman… c’est pas un père… je veux plus jamais le voir… » — quelque chose de frontal et dérangeant, presque clinique et pourtant bouleversant, déjà. Elle, frêle et droite comme un i, le visage fermé, les émotions éteintes, lui massif et visiblement ému, se tournant vers son ex épouse et cherchant son regard. Qui ment, qui dit la vérité ? On sent confusément quelle est la réponse. Mais si les apparences étaient trompeuses ? Si cette mère verrouillée était la méchante, celle qui met des mensonges dans la tête de ses enfants, celle qui empêche le père d’être un père ?

Thomas Gioria dans Jusqu'à la garde de Xavier Legrand. Copyright Haut et Court.

Ce qui est troublant dans ce premier long-métrage de Xavier Legrand (par ailleurs acteur — Au revoir les enfants, Les Mains libres — et actuellement au théâtre dans Mademoiselle Julie aux côtés d’Anna Mouglalis), c’est le trouble justement, qui nous prend dès les premières minutes. Le son envahit tout l’espace, les feuilles de papier du procès-verbal, la sonnerie des téléphones, les portes entrebaillées ou claquées, l’alarme de la voiture lorsque la ceinture de sécurité n’est pas attachée, la sonnerie d’un interphone, le canon d’un fusil qu’on arme… Le réalisateur nous fait épouser les différents points de vue par sa mise en scène, cette façon dérangeante de faire durer les plans, ou au contraire de couper net et sec, de changer d’axe et de regard. Où sommes nous ? Qui sommes nous ? Avec qui, surtout ?

La direction d’acteurs est absolument époustouflante, les postures, les regards, les respirations et les frémissements sont nos indices et nos preuves, nos déchirantes certitudes que le danger est là, que l’ogre va abattre sa grosse main sur sa proie. Prodigieux, investis corps et âmes, Léa Drucker, Denis Ménochet et Mathilde Auneveux retrouvent les rôles qu’ils tenaient déjà dans le superbe et glaçant court-métrage de Xavier Legrand sur le même thème, récompensé d’un César et nommé aux Oscar en 2014, Avant que de tout perdre. Le jeune Thomas Gioria fait ici, dans ce film deux fois primé à Venise et récompensé dans plusieurs festivals, ses premiers pas et ses premières armes dans un rôle d’une complexité infinie. C’est par les yeux de Julien avec lequel nous restons longtemps, dans son souffle et dans sa peur, dans ses tentatives désespérées d’éviter à tout prix de dire ce que son père veut lui faire dire, que soudain le doute n’est plus possible. Les corps, alors, parlent. Ils disent l’inquiétude, la trouille, la panique. Et la violence innommable. La longue et belle scène du bal est comme un intermède, un sas entre l’étude psychologique et le film d’horreur. Un moment suspendu. Et puis vient le choc, l’épouvante… Alors, même si c’est le dernier endroit où nous voudrions être, nous savons où nous sommes. Avec qui nous sommes. Jamais contre, étonnamment, mais résolument avec. Retranchés, attaqués, en grand danger. Et c’est terrible et vrai.