Histoire d’un regard

Au cœur des images

Mariana Otero signe avec Histoire d’un regard un film vibrant sur les images du reporter disparu Gilles Caron. Elle renoue, en une manière de diptyque, avec son premier documentaire, Histoire d’un secret. Bouleversant.

La place de la documentariste, Mariana Otero la cherche, et la trouve, à chaque film. S’impliquant physiquement derrière sa caméra, comme dans Entre nos mains (2010), où les ouvrières tentant de sauver leur usine s’adressent directement à elle, ou À ciel ouvert (2014), où elle s’immerge dans un institut pour enfants psychotiques. Ou entrant dans le cadre ici, dans Histoire d’un regard, comme elle le fit dans Histoire d’un secret (2003). Seize ans après ce premier documentaire, très personnel puisqu’il parlait de la disparition de sa mère, la peintre Clothilde Vautier, dans des circonstances mystérieuses à la fin des années 1960, Mariana Otero est de nouveau happée par des hasards et circonstances qui l’amènent à plonger dans un projet documentaire. Corps et âme… D’abord, il y a un gros livre offert par un ami, un livre sur l’œuvre du photographe reporter Gilles Caron (1939-1970), où la réalisatrice découvre des images célèbres, qu’elle connaît pour les avoir vues publiées dans la presse. Cet homme a disparu au Cambodge, probablement enlevé par les Khmers rouges, personne ne saura jamais quand, comment, pourquoi. Il avait trente ans.

Copyright Jérome Prébois/Diaphana Distribution

Trente ans, c’était précisément l’âge de la mère de Mariana Otero, et le mystère entourant la mort de Gilles Caron la renvoie forcément à celui qui l’a accompagnée durant son enfance. Et puis, il y a le dernier rouleau de pellicule impressionné par Caron : l’on y voit des soldats khmers, et aussi deux petites filles en bonnet jouant dans la neige. Et cette image trouble Mariana, car Clotilde Vautier a peint, peu avant sa mort, un portrait d’elle enfant, aux côtés de sa sœur Isabel, dans la neige, les deux petites têtes couvertes de bonnets à pompon… Mêlant sa propre histoire à celle de Caron, scrutant ses images et tentant de refaire avec le reporter le chemin de ses reportages, elle réinvente un ordre aux prises de vues de Mai 68 menant à la photo iconique de Daniel Cohn-Bendit souriant en coin face à un policier. En compagnie du directeur du Centre de recherche français à Jérusalem, elle retrace sur des cartes le trajet de Caron durant la guerre des Six Jours. En Irlande du Nord, elle retrouve des hommes et des femmes qui se reconnaissent ou identifient un proche disparu sur les photos prises lors des combats de rue à Derry…

Copyright Jérome Prébois/Diaphana Distribution

Subjective et objective à la fois, la quête de Mariana Otero est tissée d’intuitions et de rencontres, de réflexions personnelles et d’observations (dans tous les sens du terme). Elle refabrique un monde, nous y entraîne. À notre tour, nous sommes happés. Il y a quelque chose d’haletant dans cette enquête, dont on sait qu’elle n’aboutira pas à la vérité (contrairement à Histoire d’un secret, dont la révélation était portée par des témoins proches), mais à des sentiments forts d’empathie et de compréhension. Mariana Otero a une façon bien à elle de regarder à travers sa caméra et de saisir le réel, sa beauté, sa pureté. Et dans les images de Gilles Caron, l’humanité est toujours la plus forte. Même au cœur de la guerre et de l’inhumanité. Que ces deux-là se rencontrent était chose logique. Histoire d’un regard ne pouvait qu’être juste, beau, bouleversant.