Harka de Lofty Nathan

La prochaine fois, le feu

Dix ans après la révolution tunisienne du Printemps arabe, le cinéaste américain Lofty Nathan repart à Sidi Bouzid, où tout a commencé. Il y dessine le portrait, hélas familier, d’un jeune homme qui peine à s’en sortir dans un pays rongé par l’injustice et la corruption, où l’histoire se répète.

 

Il est des mots dont les traductions fluctuent en fonction des lieux, des époques. L’arabe harka est de ceux-là : littéralement, on peut le traduire par « mouvement ». Pendant la guerre d’Algérie, le mot est utilisé pour désigner ces groupes militaires ou paramilitaires engagés auprès de l’armée française et composés d’Algériens, les  « harkis », car ils sont réputés particulièrement mobiles. Dans la Tunisie de la révolution de 2011, le terme désigne, en argot, ces migrants qui traversent la Méditerranée dans l’espoir d’une vie meilleure, toujours en mouvement, pour survivre. Ali est, lui aussi, en mouvement permanent. Pourtant, il fait du surplace. Le héros de Harka aimerait aussi le fuir, son pays, mais il ne peut pas : il doit subvenir à ses besoins, à ceux de ses deux sœurs, faire face à la menace d’expulsion de leur domicile et tenter de joindre les deux bouts en accumulant les petits boulots de plus en plus illégaux et dangereux.

Copyright Dulac Distribution

L’histoire est tragique et, hélas, banale : dans nos cinémas occidentaux, on en a vu, des chroniques de la misère ordinaire. Mais si Lofty Nathan décrit avec réalisme ce drame social, sans jamais en faire un simple prétexte de cinéma, il emprunte aussi dans sa mise en scène les codes du thriller moderne et vitaminé, comme pour illustrer ce fameux mouvement, frénétique. En cela, le réalisateur nous rappelle qu’il a beau être né en Égypte, pays voisin qui a aussi connu un Printemps arabe aux résultats décevants, il est avant tout un réalisateur de New York. Car Harka ressemble, par moments, à un film des frères Safdie : on croit y voir, par exemple, les traces du très new-yorkais Uncut Gems, qui partage avec Harka ce même goût du rythme, du montage pas toujours académique et des nappes de musique électronique, qui nous font ressentir intensément la panique s’installant chez le personnage principal – qu’il soit un diamantaire du Queens ou un jeune Tunisien.

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Compte à rebours
Plus le film avance, plus le stress s’accumule pour Ali ; tout lui semble de plus en plus impossible, comme si le mur contre lequel il allait s’écraser s’approchait irrémédiablement. Il a beau chercher une échappatoire, il sait qu’il va y passer. C’est-à-dire mourir, ou devenir fou. Dans les rues de Sidi Bouzid, de New York ou de Paris, il arrive que l’on croise l’un de ces individus déséquilibrés, qui parlent tout seuls, crient et s’énervent sans raison : ils sont comme Ali, à bout, victimes d’une injustice sans avoir de coupable contre qui se retourner. C’est aussi ce qui fait de Harka un thriller redoutablement efficace : il n’y a pas réellement de bourreau, d’ennemi contre lequel se révolter, si ce n’est la société tout entière. Quelque chose de pourri. Une gangrène qui compresse et étouffe, et contre laquelle il n’y a rien à faire. C’est l’amer constat que propose Lofty Nathan, avec fatalisme et lucidité. Même l’immolation de Mohamed Bouazizi, ce vendeur ambulant désespéré et humilié, pourtant point de départ des Révolutions arabes de 2011, et dont le personnage d’Ali est construit en miroir, n’aura servi à rien. Certes, le pouvoir en place a été remplacé. Mais la corruption et la misère règnent toujours, et sur les plages de Tunisie, nombreux sont encore les harkas qui tentent la traversée. En cela, Harka prend le contre-pied de l’habituelle fiction sur des personnages en difficulté financière, qui laisse sur un sentiment de pitié et de compassion, finalement assez futile. Au contraire, Lofty Nathan, et cela tient aussi beaucoup à l’interprétation foudroyante de son acteur principal, Adam Bessa, nous laisse en état de choc. Sous ses aspects de thriller stylisé, il a peut-être réussi le plus efficace des films sociaux sur la Tunisie post-révolution.

Pierre Charpilloz