El de Luis Buñuel

À la folie

Ressortie en version 4K restaurée sublime du chef-d’œuvre de Luis Buñuel. Empli d’une beauté furieuse, ce classique est aussi d’une modernité absolue. À (re)voir absolument !

 

Une église, le jour de Pâques, à Mexico. Détournant le regard du spectacle dérangeant d’un prêtre baisant avec ferveur les pieds nus d’un enfant de chœur, un homme jette son dévolu sur des escarpins noirs avant de remonter le long des jambes galbées et du buste élancé jusqu’au visage. D’ange… L’objet de son attention baisse les yeux sous la mantille de dentelle, les relève et les baisse à nouveau. C’est un coup de foudre. Ou un coup du sort. Un homme tombe raide amoureux d’une femme. « Mon concept de l’amour est très personnel, expliquera-t-il lors d’un dîner qui scellera leur union : il doit surgir. Un seul regard et vous savez que vous êtes liés pour la vie. » Francisco Galvan, homme pieux et respecté, sait ce qu’il veut et semble toujours l’obtenir. Alors Gloria, pourtant fiancée à un autre, n’y résiste pas. Mais après une première partie vue à travers les yeux de l’homme, et qui correspond à la conquête, c’est au tour de la femme de raconter la face cachée de cette histoire si romantique et si parfaite. Sa défaite. Et son calvaire, qui a commencé pas plus tard que le soir de la lune de miel. Car, si Francisco dit aimer Gloria « comme un fou », cette expression si banale et si courante est à prendre à la lettre.

 

Copyright : Les Films du Camélia

Dans un noir et blanc superbe, tout l’univers de Luis Buñuel, passé et à venir, est là : le décorum religieux, le fétichisme, la cruauté, la violence, la souffrance physique et morale. Les mouvements de caméra, très doux, les gros plans sur les visages, le jeu quasi expressionniste des acteurs, tout concourt à faire de El, ce dixième long- métrage – appartenant à la période mexicaine, qui va de Gran Casino (1947) à La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955) – un chef-d’œuvre absolu. Pourtant, lors de sa présentation au Festival de Cannes, puis à sa sortie, il fut considéré comme mineur. Trop classique par rapport aux promesses surréalistes des débuts. Il fallut que Jacques Lacan le montre à ses élèves pour qu’on le reconsidère, mais Buñuel a toujours dit de El qu’il était son film préféré.

Copyright : Les Films du Camélia

Adapté d’un roman en partie autobiographique de l’Espagnole Mercedes Pinto, journaliste féministe, qui subit la maladie mentale de son premier époux, s’en sépara et donna ensuite des conférences sur « le divorce comme hygiène de vie », le film est une étude clinique impressionnante de la folie des hommes et de l’emprise subie par les femmes. Et puis, sous une simplicité apparente, que d’élégance et d’invention dans la mise en scène : de l’ombre qui semble fondre sur le visage de Gloria lors de leur premier baiser à la marche finale hallucinante de Francisco réfugié dans un couvent, en passant par la cloche d’airain faisant résonner les menaces du mari dément en haut du clocher. Pour son art du détail et la montée implacable du drame, le film se redécouvre à chaque vision. Il est inépuisable.

Isabelle Danel