Les Frères Sisters

De sang et d’or

Dans la nouvelle Amérique du temps de la ruée vers l’or où s’aventure Jacques Audiard, adaptant un roman de Patrick deWitt, le cinéma fait fortune avec un western crépusculaire en forme de conte fraternel. Une pépite.

Un western ? Audiard lui-même, dans ce qu’il désigne comme un « genre valise », fait entrer le conte. Les Frères Sisters, a-t-il dit à la Mostra de Venise où il a reçu le Lion d’argent, est « un conte ». Fort bien. Mais alors, qu’est-ce qu’un conte ? Une histoire avec des héros, des épreuves initiatiques, des symboles édifiants, des morales sûres, l’imaginaire comme véhicule du récit. Le conte parle aux enfants, aux adultes, à l’humanité tout entière. Le conte grandit ceux qui l’écoutent, le regardent, le lisent.

De quel conte serait-il ici question ? Un conte avec des enfants. Oui, deux, comme dans La Nuit du chasseur de Charles Laughton, a aussi dit Audiard en Italie. Love+Hate, tatoués dans La Nuit sur les phalanges du révérend Harry Powell (Robert Mitchum), Amour+Haine, les sentiments des frères Sisters, Charlie (Joaquin Phoenix) et Eli (John C. Reilly), orphelins d’un père d’une insupportable sauvagerie, dont ils se sont libérés par un parricide comme s’ils venaient d’un récit de mythologie. Les fils, ces figures récurrentes des films d’Audiard, vivent avec son encombrant fantôme. Ces deux hommes orphelins sont deux grands enfants trimballant leur trauma, leur origine entachée du sang de cette dévorante figure paternelle, un ogre sûrement, qu’ils ont supprimée.

Dans le décor des grands espaces et de la nature vierge de l’Amérique pionnière, les frères Sisters chevauchent de l’Oregon vers la Californie, au temps de la ruée vers l’or, dans ce XIXe siècle poussiéreux et cupide. Hommes de main d’un puissant homme, ils tuent, sans états d’âme, criminels efficaces par atavisme, héritiers d’une ultraviolence. L’homme qu’il traque (Riz Ahmed) est une sorte de magicien, il ose changer l’eau en or. Poudre de perlimpinpin : sa potion chimique révèle les pépites dans la rivière, la nuit. Avec lui, le conte western d’Audiard charge sa barque d’un merveilleux fantastique : sa rivière d’or pourrait avoir été inventée par des lucioles.

Les Sisters traversent les bois dont les contes sont faits. Dans l’une de ces forêts inhospitalières, aux ombres inquiétantes, Audiard ouvre encore une fenêtre au conte, dans une scène drôle, dont on dira seulement qu’elle met en scène une araignée fabuleuse, qui voulait sans doute se faire plus grosse que l’ogre, que l’homme.

Les Sisters sont des brutes, mais les Sisters sont d’abord des frères. Leur lien indéfectible, aussi passionnel, fusionnel que conflictuel, tend tout le film. Les ailes de la belle et grande fraternité s’étendent jusqu’au chimiste chercheur d’or et à son compagnon de voyage détective (Jake Gyllenhaal). Ils sont vifs, bientôt morts, mais la fraternité leur survivra. Elle est la grâce ultime de ce conte western tragique et intime, habité par d’immenses acteurs, héros d’une mise en scène au cordeau, héros d’un grand film. L’Amérique d’Audiard est d’or.