Forbidden Hollywood

Audace de l’âge d’or

Depuis le début du mois de juillet, dix films tournent dans les salles de l’Hexagone. Dix productions nées des studios de la Mecque du Cinéma entre 1931 et 1933, dans cette ère libertaire dite du Pré-Code, qui va de 1929 à 1934. Décryptage.

Heureuse découverte que ce programme de dix longs-métrages hollywoodiens de la firme Warner Bros, productions maison, ou nées des studios engloutis au fil du temps : First National Pictures, puis Metro-Goldwyn-Mayer (MGM). Les durées sont plutôt courtes, de une heure à une heure trente-quatre minutes. Les titres sont parfois connus (La Belle de Saïgon de Victor Fleming), parfois moins, voire méconnus. Ils résultent de la parenthèse temporelle 1929-1934 dans l’histoire du cinéma états-unien. Soit, entre l’arrivée du parlant, la crise boursière et le fameux krach de Wall Street de fin octobre 1929, et l’application du code de censure morale dit Code Hays, en 1934. Application liée à l’arrivée du censeur ultra-catholique Joseph I. Breen, en juillet de cette année-là, à l’association Motion Picture Producers and Distributors of America (MPPDA). Cette structure fut fondée en 1922, et présidée jusqu’en 1945 par le fameux politicien républicain William Hays, qui donna son nom au précepte. L’association est toujours en place, mais le Code a disparu depuis plus de cinquante ans.

Dès 1929, le public américain a un profond besoin d’évasion, d’échappatoire et d’exutoire, en plein ressac de la crise économique et en pleine vague de misère sociale. C’est la Grande Dépression. L’application du Code Hays, lancé en 1930, reste encore flottante. Celui-ci vit le jour à la suite des différents scandales hollywoodiens des années 1920, décennie libertaire, avec notamment l’affaire Roscoe « Fatty » Arbuckle, autour de la mort de l’actrice Virginia Rappe, et des vedettes décédées par overdose. Le Code s’avère une autorégulation morale des studios, ne voulant pas subir économiquement la censure, une fois les films faits. Scénaristes, cinéastes et producteurs profitent donc de cette brèche temporelle, dans la mise en pratique de la bible des interdits, encouragés par le succès des premières créations du Pré-Code, dont La Divorcée (The Divorcee) de Robert Z. Leonard, portrait d’une femme trompée par son mari, et qui décide de le tromper à son tour, pour mieux divorcer. L’engouement du public et l’Oscar de la meilleure actrice pour Norma Shearer confirment la possibilité d’une expression plus franche.

Forbidden Hollywood / La Divorcée (The Divorcee) de Robert Z. Leonard / Copyright Warner Bros

Ces œuvres vont donc prendre un malin plaisir à représenter tout ce que le Code est censé bannir : crime, escroquerie, critique du capitalisme, drogue, alcool, prostitution, sexualité, dévoilement physique, adultère, etc., aux dépens des mérites de la famille traditionnelle, du puritanisme, et du capitalisme triomphant. Les auteurs s’en donnent à cœur joie, et la femme peut ainsi s’épanouir sur grand écran, décorsetée et libre de ses actes, en totale décomplexion morale. Avec parfois, des femmes aux manettes du scénario : Becky Gardiner. Kathryn Scola, Anita Loos. Dans Female de Michael Curtiz, la protagoniste jouée par Ruth Chatterton dirige son entreprise avec poigne et efficacité, et s’amuse sexuellement avec les hommes qu’elle croise, notamment parmi ses employés, jusqu’à craquer pour un conseiller de passage (George Brent). La fille d’un avocat (Shearer) outrepasse l’autorité paternelle (de Lionel Barrymore) et l’union annoncée (avec Leslie Howard), pour aimer librement le client gangster de son père (Clark Gable) dans Âmes libres de Clarence Brown. La femme de chambre d’un hôtel (Joan Blondell) fait jeu égal d’escroquerie avec le groom qu’elle gifle copieusement (James Cagney) dans Blonde Crazy de Roy Del Ruth. L’infirmière novice (Barbara Stanwyck) de L’Ange blanc de William A. Wellman, vouée à sa mission, défie l’autorité et la menace masculine, pour sauver une très jeune patiente et l’honneur de l’éthique.

La décomplexion va parfois bien plus loin. L’héroïne de Liliane (Baby Face) d’Alfred E. Green, campée par la même et géniale Stanwyck, prostituée par son père depuis son adolescence pour mieux faire marcher son tripot en pleine prohibition, suit les conseils de l’unique consommateur respectueux, renverse la donne et utilise les hommes (dont un qui a les traits du futur ultra-viril John Wayne), pour mieux gravir les échelons. Elle couche sans scrupules, jusqu’au sommet de la hiérarchie de l’entreprise qu’elle a intégrée. Revirement final, quand elle tombe amoureuse de l’ultime big boss. Encore plus désinhibé, le personnage-titre de La Femme aux cheveux rouges (Red-Headed Woman) de Jack Conway, interprété par Jean Harlow, ne séduit aussi que pour se hisser dans la compagnie qui l’a embauchée. Mais avec un cynisme bulldozer, quand son équivalente de Baby Face assume ses actes, mais n’a pas le calcul déshumanisé.

Forbidden Hollywood / Baby Face d’Alfred E. Green / Copyright Warner Bros

Toutes sont décomplexées, opposées au conformisme sociétal, et le font savoir. Il faut dire que, par ailleurs, la femme encaisse encore et toujours le traditionnel patriarcat. Ainsi, la salariée du grand magasin d’Entrée des employés de Del Ruth, que joue Loretta Young, subit et cède aux assauts répétés de son patron tyran (Warren William), même quand elle se marie ; la donzelle de The Mind Reader du même Del Ruth, alias Constance Cummings, tombe dans le panneau du numéro de charme de l’escroc médium (le même William) ; tout comme la baronne viennoise (Kay Francis) face au voleur (William Powell) de Jewel Robbery de William Dieterle. Enfin, l’épouse d’un autre (Claire Trevor) et la putain (Harlow) rampent pour les beaux yeux du manipulateur chef de plantation (Gable) dans La Belle de Saïgon.

La salve de ce « Hollywood interdit » se conclut donc en demi-teintes pour les femmes. Mais elle leur assure une liberté de ton, de tenue, et pour certaines, une décontraction physique inégalée pour des stars de l’époque, quand certaines actrices apparaissent lascives (Harlow), ou sans soutien-gorge, en francs décolletés et tétons pointant sous les fluides costumes, voire dans une proximité physique entre elles, à la fois amicale et très sexuelle, Blondell enlevant ses bas à Stanwyck dans un plan audacieux de L’Ange blanc, alors que les deux collègues qu’elles incarnent viennent tout juste de se rencontrer. Côté diversité, c’est très loin d’être digne. Les personnages afro-américains sont extrêmement rares, et même l’amie de Baby Face, que porte Theresa Harris, reste sa bonniche et se tape les valises. Quant au domestique chinois d’Âmes libres, il est campé par le non asiatique et ridiculement caricatural Edward Alyn Warren.

Variété de représentation et de perception donc, mais unicité de la singularité dans l’aplomb et la frontalité des désirs, sexuels, professionnels ou sociétaux. 1934 marque la fin de cette ère courte et unique, qui voit naître un autre courant, beaucoup plus célébré : la Screwball Comedy, alias comédie loufoque. Avec la mainmise du Code Hays, le cinéma hollywoodien doit désormais suggérer, contourner et déjouer le frontal, mais avec une héroïne souvent farouchement indépendante. L’art de la subtilité, qui n’en pense pas moins, va éclabousser, avec Frank Capra, Howard Hawks, Leo McCarey, Ernst Lubitsch, George Cukor ou Preston Sturges, et certaines des vedettes du Pré-Code vont y étinceler (Stanwyck, Gable, Powell, Barrymore). Tout s’évanouira avec les années 1940, les ombres de la Seconde Guerre mondiale et la fin de la Grande Dépression. Mais le Code Hays fera des siennes jusqu’à son abolition en 1966, au moment où la Mecque du cinéma passera au Nouvel Hollywood, marqué l’an suivant par le triomphe de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn et du Lauréat de Mike Nichols.