Blonde

Bienvenue en enfer

Film ambitieux, vertigineux et très désagréable, Blonde d’Andrew Dominik, d’après le roman de Joyce Carol Oates, fantasme Marilyn Monroe en créature martyrisée par les hommes, Hollywood et le système. Ce qu’elle fut, certes, mais pas que. Loin s’en faut.

Non ce n’est pas un biopic, pas plus que Blonde de Joyce Carol Oates (1999), dont le film est l’adaptation, n’était une biographie. Ceci posé, qu’est-ce que Blonde, projet porté depuis dix ans par Andrew Dominik et qui fut annoncé avec différentes actrices avant que le rôle échoie à Ana de Armas (Blade Runner 2049, Mourir peut attendre) et que Netflix s’empare de la production ?
Un film ambitieux, qui tente de raconter la psyché de Norma Jeane Baker, en commençant par le début, ou presque : la petite a 7 ans ; sa mère, Gladys, alcoolique et à moitié folle, lui montre la photo de son géniteur aussi mystérieux qu’absent, lui rappelle que bébé, elle dormait dans un tiroir, tente de la noyer dans la baignoire et l’emmène en voiture sur les collines d’Hollywood pour échapper aux incendies qui ravagent leur maison. Voilà pour le trauma originel. « À Los Angeles, dit Gladys, on ne sait jamais ce qui est vérité ou imagination. » Et, de fait, à partir de là, le film déroule la fragilité ontologique de la femme restée enfant et le postulat du trou béant laissé par ce père inconnu en jouant en permanence sur le vrai et le faux, mêlant des faits réels à des allégations ou fantasmes. Passant du noir et blanc à la couleur, d’un format d’écran à l’autre, et d’idées de génie au pire mauvais goût (assumé).

Copyright Netflix

Travaillant l’inconscient collectif (et c’est plutôt malin), il reproduit à l’identique des images célèbres figées pour l’éternité (Marilyn et son habilleuse, Marilyn et Joe Di Maggio, Marilyn et Arthur Miller…). Il incruste la silhouette de Ana de Armas (assez bluffante, même si elle minaude un peu beaucoup) dans les extraits de films non moins célèbres : la scène d’Eve de Mankiewicz, où Addison De Witt (George Sanders) conseille à Miss Casswell (Marilyn Monroe) d’aller « rendre heureux » un producteur ; la chanson Diamonds are a girl’s best friend du film Les hommes préfèrent les blondes de Hawks. Mais certains choix d’Andrew Dominik laissent pantois : il s’autorise des ellipses colossales – il passe de 1959 à 1962 sans citer les Marilyn Monroe productions, ni la rupture avec Arthur Miller et le tournage des Misfits – mais s’attarde longuement sur l’histoire d’amour en trio (non avérée) entre l’orpheline star montante et deux apprentis acteurs aux patronymes (et aux pères) encombrants : Charlie Chaplin Jr et Edward G. Robinson Jr. Et, de même qu’il a filmé de l’intérieur le tiroir/berceau montré par Gladys, il plonge dans les entrailles de Marilyn au sens propre, lors d’une scène d’avortement où le speculum avance vers la caméra…
Il y a d’autres exemples assez troublants de ce qui, tout au long de ces 2 h 46, s’apparente à un mélange de looping et de cauchemar, à une descente aux enfers à la fois pour le personnage Norma Jeane/Marilyn Monroe et pour le spectateur. Car Blonde est aussi un film violent et désagréable, qui rudoie son personnage au-delà de l’acceptable. Pour montrer Hollywood, ses producteurs libidineux, et son impitoyable voracité de chair fraîche, certes, on a bien compris. Mais même si certains coups portés sont hors champ, les sévices sexuels (et notamment une pipe présidentielle) sont filmés plus ou moins longuement. Le film ne se repaît-il pas de ce qu’il veut dénoncer ?

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Enfin, même s’il s’agit d’une fiction, d’une vision du chemin de croix d’une actrice devenue icône, celle-ci s’appelle Marilyn Monroe. Et là, pour ceux qui la connaissent et l’aiment, rien ne va plus. On sait gré à Andrew Dominik de montrer la pression permanente, la foule hideuse qui scande son nom et d’étirer jusqu’à l’insupportable la scène de la robe soulevée dans Sept ans de réflexion. On le remercie de mettre en avant l’absence de progéniture, qui est une des grandes douleurs de Marilyn (fallait-il pour autant la faire dialoguer avec un fœtus) ? Mais sa théorie selon laquelle Marilyn encombrait Norma Jeane, sans être fausse, est ici montrée de façon systématique et outrancière. L’ambivalence de Marilyn Monroe à l’égard de son statut de star méritait plus de nuances.
Au bout du compte, le flagrant désir de cinéma du réalisateur de l’excellent western revisité L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (2007) n’est que poudre aux yeux. Et la forme n’empêche pas le fond de rester insuffisant. La fiction a bon dos. Ce qui est impardonnable, c’est de réduire à l’état de victime systématique et de serpillière une femme qui fut bien d’autres choses, y compris « une enfant radieuse » – selon les mots de sa première coach, Constance Collier – décrite par plusieurs écrivains et amis sûrs (Norman Rosten, Truman Capote…), un être en évolution constante, qui avait soif d’apprendre, grandir, changer et une rebelle qui se révolta avec force contre le studio (la 20th Century Fox), l’impossibilité de choisir ses rôles et ses metteurs en scènes, et des salaires ridiculement bas. Elle obtint gain de cause en 1955, ce qui n’était pas si fréquent à l’époque. Mais le plus révoltant est d’oublier de nous faire ressentir, au-delà de l’imagerie et de la représentation de sa beauté, que Marilyn Monroe fut surtout, en dépit de tout, une vraie grande actrice.

Isabelle Danel