Bir Başkadır

Le goût des autres

Série turque mise en ligne sur Netflix en novembre 2020 sans tambour ni trompette, Bir Başkadır est une petite merveille d’humanité sur la différence et les choix…

Aux premiers plans, une femme, vêtue d’un manteau gris et la tête couverte d’un foulard coloré, marche en pleins champs. Puis, elle s’approche de quelques maisons, traverse une route goudronnée, et passe sur un pont surplombant une autoroute. Meryem vient de la campagne et se rend à la ville, Istanbul. Là, elle fait le ménage chez un homme et, sujette aux évanouissements, se rend à l’hôpital chez une psy, qui elle-même se rend à son tour chez sa thérapeute… Et de même qu’elle nous a fait visiter des paysages qui font la diversité de la Turquie, Meryem va nous faire découvrir ces êtres si différents.

Le titre, issu d’une chanson populaire turque, signifie « Il est particulier » au sens de « différent », la fin de la phrase étant élidée ici est : « mon pays » et c’est donc sa Turquie que nous raconte Berkun Oya, auteur et réalisateur des huit épisodes qui composent Bir Başkadır. Et c’est peu dire que cette série est « différente ».

Le cinéma turc se résume pour les cinéphiles français aux univers de Yilmaz Güney (disparu en 1984), Palme d’or à Cannes en 1982 pour Yol, La Permission (ex aequo avec Missing de Costa-Gavras) et Nuri Bilge Ceylan (apparu en 1995 avec son court-métrage Koza), Palme d’or en 2014 pour Winter Sleep. Et les séries turques, plus souvent calquées sur les telenovellas brésiliennes, ne s’exportent pas du tout chez nous.

Il y a, dans Bir Başkadır, un mélange très bien dosé de contemplatif silencieux et de bavard (parfois) ironique, un rapport spécifique à l’espace et au temps, une modernité teintée de nostalgie d’hier. Et, par-dessus tout, une faculté à croquer des personnages avec rapidité, délicatesse et précision, dans leur environnement, leurs habitudes culturelles et leurs croyances. Ainsi, après ces magnifiques premiers plans linéaires, nous montrant le parcours de Meryem d’un lieu à un autre, d’un monde à un autre, chaque personnage, en un mouvement circulaire et tourbillonnant, comme dans La Ronde de Schnitzler, en amène un deuxième, qui lui-même nous conduit à un troisième. Mais ici, contrairement au texte théâtral de l’Autrichien, les rapports ne sont pas que sexuels. Professionnels, de pouvoir, d’amitié ou de famille, ils sont, en tout cas, tous teintés d’un brouillard léger, créé par les certitudes ou préjugés que chacun a sur son prochain.

Et ces préjugés vont bouger peu à peu au fil des événements et des épisodes. Les « pauvres » sont très pieux et en réfèrent au Hodja (l’Imam) qui leur dit quoi faire et quoi penser, les « riches » sont libres, sans entraves et ouverts à tout. Les premiers semblent, dans un premier temps, moins malheureux que les seconds. De là à envisager que la religion est moins contraignante que la libre pensée, il n’y a qu’un pas… qui n’est guère franchi. Car rien n’est simple, ni simpliste. Un macho pleure sous la douche. Une jeune femme se libère des stéréotypes de genre, un apprenti imam cite Jung et cultive une âme de midinette, un mari irascible cache une générosité immense…

Telle la star de série populaire sortant comme par magie de son écran de télé, tous ces êtres rangés dans des cases en sortent et décollent l’étiquette qui leur barre le front. La vie s’insinue partout. Et ce qu’on croit, ce qu’on croit croire est bouleversé dans ce tableau d’un pays mélangé et complexe, ce portrait de groupe avec âme.