Billie

Douleur et gloire

Brûlant destin que celui de « Lady Day ». Ce documentaire du Britannique James Erskine remet en lumière la grande Billie Holiday, à travers une enquête sonore et visuelle passionnante.

Eleanora Fagan, dite Billie Holiday, est née en 1915 à Philadelphie, et morte en 1959 à New York. Entre les deux, quarante-quatre années denses et rudes pour l’une des plus grandes chanteuses de tous les temps. Une vie semée de tragédies et de douleurs, que sa voix rauque a sublimée dans de nombreuses pépites du jazz. Ce documentaire la célèbre, en reprenant le travail d’enquête mené pendant huit ans, il y a près de cinquante ans, par la journaliste féministe Linda Lipnack Kuehl, autre fil rouge du film. Cette dernière disparut prématurément, en 1978, alors qu’elle s’était rapprochée du cercle privé de la diva, décédée vingt ans plus tôt. La mort de cette inconnue, officiellement accidentelle, reste cependant énigmatique, et mériterait une prospection à part entière, voire un film. La mission inachevée de celle-ci, exhumée par le documentariste James Erskine et le producteur Barry Clark-Ewers, avec deux cents heures de rushes sonores et le manuscrit d’une biographie, leur a fourni une riche matière première.

 

Billie de James Erskine - Copyright CARL VAN VETCHEN

Belle idée de remonter le fil de l’existence de Billie par les commentaires de celles et ceux qui l‘ont côtoyée. Les déclarations des témoins, proches, amis, musiciens, flics, se font par biais vocal, et appellent les photos et vidéos d’archives, judicieusement égrenées le long du récit, et collant parfaitement aux propos, événements, enjeux du chemin de « Lady Day », surnom que lui donna le saxophoniste Lester Young. Parti pris esthétique, les images en noir et blanc sont colorisées. Si le transfert est d’une méticulosité impressionnante, et sans tape-à-l’œil, il est motivé par la volonté de séduire le public plus jeune d’aujourd’hui. Argument économique donc, mais le long-métrage n’aurait pas perdu en force en conservant les teintes originelles des images d’époque. Parfois rares, celles-ci révèlent le déterminisme et le masochisme ayant marqué au fer rouge la peau et l’âme de Billie Holiday.

Billie de James Erskine - Copyright POPSIE

Une chanson brûle : Strange Fruit, l’un de ses titres phares. Ce plaidoyer sans appel contre le racisme anti-Noirs et l’ignominie du lynchage apparaît dans sa version intégrale. Moment crucial, illustrant la frontalité du regard du documentaire sur l’artiste, et celui de cette dernière sur le monde. La vérité chevillée au corps guida cette icône de la protestation sociale. Approuvé par les descendants de la chanteuse, le film évite l’hagiographie, et ne fait l’impasse sur aucune zone d’ombre : pauvreté, coups, abus, prostitution, alcool, drogue, prison, hospitalisation. Le sens inné du chant de Lady Day, qui ne prit aucun cours, n’en est que plus confondant. Son vibrato happe les sens. Tout son vécu est raconté par sa voix, son souffle, son élocution nonchalante. Elle chanta et enregistra jusqu’au bout, avec cette incomparable transmission émotionnelle, brute et sans pathos, qui faisait que, comme l’évoque un intervenant, quand elle prononçait : « Mon homme est parti », c’est qu’il ne reviendrait jamais, et qu’elle resterait tragiquement seule.