L'inconnu du lac

A presque 50 ans et plusieurs films derrière lui (notamment Pas de repos pour les braves (2003) et Le Roi de l’évasion (2009) présentés à la Quinzaine de réalisateurs), Alain Guiraudie reconnaît lui-même « passer aux choses sérieuses », considérant avoir suffisamment « tourné autour du pot » de l’une de ses obsessions narratives égrenées de film en film : qu’est-ce que l’amour entre hommes ? Pour la première fois en sélection officielle (au Certain Regard), son dernier film L’Inconnu du lac aura été remarqué pour sa beauté formelle et son sujet si bien documenté, confirmant au passage l’adage qu’un cinéaste est d’autant plus captivant qu’il traite de choses qu’il connaît bien. Le film se concentre sur l’été de Franck (Pierre Deladonchamps) et Michel (Christophe Paou) qui se retrouvent quotidiennement autour d’un lieu de drague unique pour « pédés », un lac étincelant et sauvage dans la région aveyronnaise et originelle de Guiraudie. Le temps du film, le spectateur est ainsi convié à ne plus échapper à ces extérieurs naturels circonscrits, comme la scène d’un huis clos paradoxalement aéré, hautement symbolique (ici tout est nature, semble dire Guiraudie) où se baladent régulièrement des naturistes masculins en chasse pour des parties plus élaborées derrière, dans le sous-bois.

Avec raffinement esthétique (et courage puisqu’il fait lui-même le figurant), Guiraudie expose ces mâles isolés sur la plage qui s’examinent en chiens de faïence avant d’éventuelles rencontres. Les grands, les petits, les gros, les maigres, les beaux et moches, « tout, tout, tout vous saurez tout… », un almanach souvent drôle, assez pathétique aussi, où sont logés à même enseigne ces hommes nus traqués par leurs désirs impérieux de sexe.

Et d’emblée Guiraudie suit Franck, telle fellation ici, telle éjaculation là, quitte à perdre l’agrément « tout public » du CNC au détour de plans porno : plus de trente ans après L’Année des treize lunes ou Querelle de Rainer Fassbinder, il s’agit d’aller de l’avant. Pas question de renâcler à filmer la réalité et les spécificités de cette micro-société. Les choses sérieuses ont lieu à l’écart dans les fourrés à même le gravier, ça fait mal, ça fait du bien, ça bande dur. Guiraudie multiplie et réitère tous les modèles possibles de l’enchevêtrement de ces corps d’hommes avant qu’ils ne se détachent et s’abandonnent, sans même s’être échangés leurs prénoms. Ici, point question d’amour, c’est la règle. Et pourtant… Guiraudie implique un dilemme amoureux de manière particulièrement judicieuse, donnant à son film les lettres de noblesse d’une sorte de « thriller existentiel » : Franck est réellement épris de Michel mais non seulement il a fait fi de toute morale (impossible à justifier sans déflorer le film) en s’abandonnant à lui, mais plus encore, Franck est témoin du véritable danger mortel qu’il encourt avec Michel… Ainsi de manière assez étonnante car peut-être à contrepied de ses intentions initiales, Guiraudie fait de Franck et Michel des personnages qui ne se démarquent pas de l’imagerie négative du « héros gay » communément admise au cinéma, des figures qui, malgré leurs apparentes décomplexions, sont toutes deux les principales victimes de leurs états.