L'armée du salut

Abdellah Taïa ose. La première scène de son premier film suit son héros ado en pleine drague, puis étreinte, avec un homme plus âgé, dans des recoins de Casablanca. L’écrivain marocain a choisi d’adapter lui-même son roman autobiographique éponyme, paru en 2006, mais sans le relire. En ressort une trahison fructueuse et un récit au cordeau. L’épopée existentielle d’un homme en devenir qui se construit dans la solitude et le silence. Une mère à poigne et perspicace. Un père dur et aimant. Une fratrie étouffante. Un grand frère idéalisé et fantasmatique. Une société codifiée et sexuellement frustrante. Comment pousser librement dans cette jungle ? Comment s’épanouir face aux tabous ? En résistant tel un roseau. En pliant parfois, sans jamais rompre. En réservant son sourire pour plus tard. Abdellah, le personnage, a l’aplomb de ses désirs. Sans crainte des regards ni des caresses muettes au creux des murs. Taiseux, fermé, il se forge une carapace sur laquelle glissent l’indifférence, la concupiscence et les humiliations. La patience guide vers la promesse d’une vie autre, ailleurs. Sans complaisance ni afféterie, mais avec acuité, précision et audace, Taïa passe le cap de la mise en mouvement. Le talent photographique et sensoriel d’Agnès Godard l’éclaire sur cette route salvatrice. Le nouveau cinéaste dit avoir « programmé sa vie » pour devenir réalisateur. Après quinze ans de publications littéraires, l’heure a sonné. Bienvenue au cinéma.