Boulevard du Crépuscule (Sunset Blvd)

Piscine, miroirs et vanités

Le plus grand film jamais réalisé sur Hollywood ? Un polar cent pour cent retors avec son narrateur mort ? Une fable gothique et fantastique sur les fantômes d’un royaume disparu ? Tout cela, oui. Et bien d’autres choses encore. Boulevard du Crépuscule est un chef-d’œuvre dont chaque vision ouvre de nouvelles portes sur un monde beau et terrible.


CINÉMA DANS LE CINÉMA


Pour aimer Boulevard du Crépuscule, nul besoin de connaître Hollywood, ses mythes et ses rites, ses arcanes et ses coulisses. Tout y est immédiatement compréhensible et palpable : le désarroi d’un scénariste ne parvenant pas à « placer » ses projets et n’ayant plus un sou en poche pour payer sa voiture ; la folie douce d’une star du muet oubliée retranchée dans sa grande maison comme en un tombeau, entourée des souvenirs de ce qu’elle fut ; la protection rapprochée d’un majordome aux gants blancs qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour maintenir l’illusion de la gloire de sa maîtresse… Mais si l’on connaît l’interprète enfiévrée de Norma Desmond, Gloria Swanson, ex-star de la Paramount, qui en fut un des piliers fondateurs avant d’être balayée comme tant d’autres par l’arrivée du parlant ; si l’on sait que le film qu’elle regarde sur l’écran de son salon n’est autre que Queen Kelly, œuvre pharaonique et inachevée de Eric Von Stroheim qui marqua la fin de la carrière de réalisateur de ce dernier, par ailleurs interprète de Max Von Mayerling, le factotum lui servant de serviteur, de chauffeur, de joueur d’orgue et, dans cette scène précise, de projectionniste ; si l’on reconnaît les trois amis joueurs de cartes de Norma, parmi lesquels le grand Buster Keaton, dont le dialogue se résume à une phrase répétée deux fois : « Je passe » et, dans leur propre « rôle », le réalisateur Cecil B. De Mille, la journaliste Hedda Hopper et le studio de la Paramount (par ailleurs producteur du film), alors chaque scène, chaque réplique se pare d’une aura tragique dont la vérité n’est jamais loin.


LE PREMIER PLAN


Un ruban d’asphalte et des sirènes hurlantes, des voitures à gyrophare précédées de motards et une voix off qui nous informe que nous sommes à Hollywood, Los Angeles, Californie, à cinq heures du matin, qu’un meurtre a eu lieu, impliquant une grande star. C’est presque du documentaire : combien de fois cette scène a-t-elle vraiment eu lieu dans les rues bordées de palmiers conduisant aux riches villas des vedettes ? Combien de fois cette scène a-t-elle mené au constat d’un décès, puis à une version de l’histoire remaniée par les studios et acceptable pour la une des journaux ? D’ailleurs la voix off continue en ce sens : « Mais avant d’entendre des récits déformés et outranciers, avant que les échotiers d’Hollywood s’en emparent, vous aimeriez peut-être connaître les faits, toute la vérité. »

 


DE L’AUTRE CÔTÉ (DU MIROIR)


Pourquoi ce plan en contre-plongée d’un corps flottant dans une piscine ? Nous ne sommes plus dans le documentaire, car qui irait filmer au fond d’une piscine ? Nous sommes dans la fiction racontée comme une vérité, et mise en scène pour nous dire au-delà des mots et des faits, SA vérité. Elle commence avec cet inconnu, ce scénariste auteur d’une ou deux séries B. Un homme qui voulait passer de l’autre côté du miroir et qui y est bel et bien, les yeux ouverts, en train de regarder le rien, le fond de la piscine. La mise en abyme peut désormais commencer.


LA MORT QUI RÔDE


Donc, c’est un mort qui raconte l’histoire. C’est une première au cinéma, une idée totalement originale et osée, qui sera ensuite reprise par plusieurs réalisateurs, dont Sam Mendes dans American Beauty (2000) et, non sans malice, car il y a un twist final, par Martin Scorsese dans Casino (1995). Le narrateur, Joe Gillis, est mort, et les habitants de la villa, eux-mêmes, ne sont vivants qu’à leurs propres yeux. Dès que Joe pénètre dans la gigantesque demeure qui ressemble à une maison hantée (et aussi à une prison avec ses larges grilles), on lui parle de cercueil, car le majordome le confond avec l’homme venu apporter de quoi enterrer la dépouille du compagnon de Norma Desmond : un chimpanzé. Norma Desmond et son majordome, ancien réalisateur, sont « morts » pour Hollywood : Joe reconnaît la première, mais pas le second. Car le souvenir des actrices s’évanouit moins vite que celui des metteurs en scène. Joe accepte de réécrire de façon anonyme le scénario de Norma sur la vie de Salomé (cette femme séductrice tentatrice et sanguinaire qui réclama la tête de saint Jean-Baptiste sur un plateau), il devient ce que l’on nomme en anglais un « ghostwriter », littéralement un écrivain fantôme…


LES GRIFFES DE LA NUIT


Norma Desmond est un fantôme du passé, et en quelque sorte un vampire qui se nourrit du sang de son amant. Si elle ne plante pas ses crocs dans son cou, elle l’enserre à toute occasion de ses ongles longs et laqués comme des griffes : lorsqu’ils regardent le film, son bras tentacule se coule le long de celui de Joe et les ongles semblent s’y planter ; lorsqu’il se penche pour lui souhaiter la bonne année, les doigts de Norma agrippent le col du manteau (qu’elle lui a acheté) et ses bras l’enferment contre elle ; lorsqu’elle lui sèche le dos au sortir de la piscine, la serviette se referme comme une grille de prison dont le verrou serait ces deux mains qui caressent autant qu’elles maintiennent fermement… Dans le plan final, Norma descend le grand escalier et, s’adressant à la caméra, au réalisateur et aux « merveilleux spectateurs assis dans le noir », elle tente de les attirer à elle de ses mains griffant l’air.


QUI EST LE COUPABLE ?


Si Boulevard du Crépuscule peut être considéré comme un polar, avec son atmosphère vénéneuse, sa musique omniprésente comme un personnage à part entière, son cadavre inaugural et la révélation finale du meurtrier, le coupable est à chercher ailleurs. La grande responsable est l’usine à rêves, cette machine qui crée (des stars, de l’illusion, de l’adoration) et broie, qui vénère et oublie, qui promet et ne tient pas. Mais Billy Wilder et son coscénariste Charles Brackett ne font pas un procès à charge : ils aiment ce monde, en connaissent les excès et limites, en dessinent les méandres et les travers. Les dialogues, brillants, élégants, frappés au coin d’une ironie dévastatrice disent tous les paradoxes du système et des êtres qui l’habitent. Boulevard du Crépuscule reste, aujourd’hui encore, un superbe portrait d’Hollywood, amoureux et conscient, sans concession.


LA RÉPLIQUE


«— Vous êtes Norma Desmond ! Vous étiez une grande star !

(You’re Norma Desmond. You used to be a star ! You used to be big !)

— Je SUIS une grande star, ce sont les films qui sont devenus petits.

(I AM big. It’s the pictures that got small.) »

 

Boulevard du Crépuscule, c’est à la fois ce qui change – le monde, l’industrie, la logique commerciale, l’attente des spectateurs – et ce qui, jamais, ne changera : la vanité, l’ambition, l’espoir, l’amour de l’art.