Blue Jasmine

Un grand Woody

A 77 ans, ni tout à fait le même, ni tout à fait différent, Woody Allen vient de signer un de ses plus beaux films.

A quoi tient le génie ? À une façon subtile et indéfinissable de savoir recommencer chaque fois sans se répéter ? À un parcours tracé, et dont on reconnaît les balises, mais où notre liberté de spectateur parvient encore à rester totale ? À deux évidences, celle du plaisir et de l’émotion ? Blue Jasmine, 46e film de Woody Allen, tendrait à prouver que oui.

Difficile d’abord de ne pas voir ce qui saute aux yeux. La référence est trop belle, trop puissante. Oui, Blue Jasmine est bien une variation contemporaine, et passionnante autour du Tramway nommé désir de Tennessee Williams. Mais dans une version asséchée de toute tension sexuelle et recentrée autour des dilemmes économiques que nous connaissons tous, dans laquelle Blanche aurait pris les traits de Jasmine, une ex-grande bourgeoise new-yorkaise, déchue après le suicide de son mari, un financier véreux, et qui traînerait son spleen, ses névroses et son envie de se retrouver du côté de San Francisco où vit sa sœur, la prolo au cœur d’artichaut (Sally Hawkins, adorable petite souris). Mais mieux encore, au-delà de l’hommage, Blue Jasmine épate par sa façon formidablement attachante de renouveler autant que de dépoussiérer la manière allenienne. Du caviar.

Jazz plus moelleux et rond qu’à l’habitude, caméra se déplaçant avec souplesse dans d’élégants travellings serrés, séquences en extérieur traitant New York et San Francisco non comme des décors mais des écrins beaux et vivants (une leçon de ses passades européennes ?) : d’emblée, Blue Jasmine affirme une liberté nouvelle de mise en scène, une énergie et une sensualité qui semblaient s’être perdues dans l’avalanche d’acteurs et de bons mots qu’étaient peu ou prou ses derniers films.

Pourtant, c’est aussi sur le fond qu’enfin Allen nous fait retrouver Woody (ou le contraire). Le grand. Celui que l’on se plaît à qualifier de génie sans prendre de pincettes. Celui de ses grandes années, les 1970 et 1980, celles d’Hannah et ses sœurs, d’Annie Hall ou d’Alice. Celui qui, derrière ses comédies humaines parfaitement ciselées, savait ironiser sans détour avec quelque chose de férocement lucide sur un air du temps. Celui qui n’avait pas peur de parler de classes, d’inégalités, de statuts sociaux, d’argent et des préjugés que tout cela engendre pour mieux comprendre les rapports de force iniques et parfois imaginaires qui gouvernent notre monde. Mais celui, surtout, qui savait faire de ses films de magnifiques et passionnants portraits de femmes.

Impossible, en effet, de ne pas penser à la façon, à la fois tendre et cruelle, précise et universelle, dont le cinéaste filmait les visages de Diane Keaton ou de Mia Farrow en le voyant observer Cate Blanchett. Le détour par les courbes de Scarlett Johansson aura fait son temps et c’est tant mieux. Car, en offrant ce rôle de femme détruite à Blanchett, en lui faisant incarner ce qui fait et défait les femmes en 2013 pour mieux questionner l’importance capitale de l’indépendance de femmes (tant sentimentale que financière), c’est non seulement tout le souvenir des personnages complexes et forts qu’il a déjà su dessiner qui se réveille, mais en outre un rappel essentiel que personne ou presque (Amos Kollek et Cassavetes, peut-être), n’a jamais su filmer la détresse féminine comme lui, avec empathie, mais sans complaisance. La peau luisante, le chignon défait, des auréoles sous les bras, l’air hagard et les yeux pleins de larmes, Blanchett la créature n’aura en effet jamais été aussi abîmée, aussi belle, aussi femme. Pour ces seules minutes où l’actrice et le rôle se confondent dans une valse bouleversante, et pour toutes ces autres où le cinéaste plonge dans le désastre d’une vie pour mieux fustiger, en douce, les petites tromperies et grands mensonges que nous nous infligeons tous, on ne peut que dire merci.