Cannes 2025 #J8 - Mercredi 21 mai

Pour la liberté et pour le cinéma

Le cinéaste russe en exil Kirill Serebrennikov reçoit, à Cannes, la Légion d’honneur des mains de Rachida Dati. Et nous, rien. Juste des montagnes… russes.

C’est un événement en soi. Pour la liberté et pour le cinéma. Accusé de propagande contre la république islamiste en 2010, Jafar Panahi, invité cette année-là comme membre du jury du Festival de Cannes présidé par Tim Burton, n’avait pas pu être présent et sa chaise de juré était, symboliquement, restée vide. Quinze années durant, il a été emprisonné, puis assigné à résidence dans son pays, et il a continué à tourner, sous le manteau, des films (Taxi Téhéran, 2015 ; Trois Visages, 2018 ;   Aucun ours, 2022) qui sont allés, sans lui, recueillir des prix à Venise, Cannes et Berlin.

Pour la première fois depuis quinze ans, le cinéaste iranien assiste enfin en personne à la présentation d’un de ses films dans un festival international. Hier, mardi 20 mai, Jafar Panahi – Caméra d’or 1995 pour son premier long, Le Ballon blanc – présentait en compétition son onzième film, tourné clandestinement en Iran, Un simple accident. Il foulait le tapis rouge entouré de ses actrices et acteurs, contrairement à son compatriote Mohammad Rasoulof, qui l’an dernier avait monté les marches pour Les Graines du figuier sauvage en tenant à la main les photos de ses deux comédiens principaux.

Et, merveille, Un simple accident, comme les précédents, est un très grand film. Différent dans sa mise en scène : plus posé, plus cadré, mais toujours tourné à la marge, sans autorisation, en volant des plans si beaux dans les rues de Téhéran ou à bord d’une camionnette bondée. Sur le fond, le film est féroce sans détour envers le régime islamiste iranien. Drôle aussi, car absurde souvent. Après quelques premières minutes remarquables dans une voiture, le film change complètement de direction. Un homme, Vahid, au son de la voix et des déplacements boiteux d’un autre, se fige, se cache, puis n’a de cesse que de le suivre jusqu’à le frapper en pleine rue et l’embarquer dans sa camionnette. Vahid a reconnu « la guibole », un de ses tortionnaires lorsqu’il était en prison, un représentant zélé du régime, dont il n’a jamais vu le visage. Mais le bruit caractéristique de son pas traînant et le grincement sinistre de sa prothèse de jambe le poursuivent. Au bord d’assouvir sa vengeance, Vahid a un doute et part en quête d’autres détenus : un libraire, une photographe, une mariée en robe blanche et son (presque) époux, un jeune homme en colère. C’est prenant comme un thriller, politique comme un pamphlet, la mise en scène épouse les questionnements et la douleur des victimes, et observe la frontière entre le bien et le mal. La franchiront-ils ? C’est toute la question de ce beau film grave et humaniste, qui parvient, de temps à autre, à nous faire sourire.

Chronique Festival de Cannes #J9 Mercredi 21 mai. Copyright Laurent Koffel.

Palme Dog en perspective pour le chien nommé Panda qui est noir et blanc et de marque indéterminée (papillon ? border collie ? mélange ?), et aussi omniprésent et très joyeux dans L’amour qu’il nous reste de l’Islandais Hlynur Pálmason (Godland, 2022). Le film, lui, passe en revue le programme annoncé par son titre, c’est quotidien et minimaliste, et du coup assez mou. Et sinon, hop là, Palme Autruche à l’autruche sans nom, mais de la marque autruche, qui apparaît inopinément à l’héroïne du très beau premier long-métrage égyptien de Morad Mostafa, Aisha Can’t Fly Away présenté à Un Certain Regard. Une jeune Soudanaise émigrée au Caire travaille comme aide à domicile et vit dans un quartier bigarré et populaire où un jeune caïd de la drogue l’oblige, comme paiement du loyer de son appartement, à lui fournir les clés d’appartements qu’il va ainsi cambrioler. Maltraitée, résignée, la jeune femme aux yeux vairons avance droite comme un i sous son voile et soudain, de guerre lasse, elle trouve le moyen de résister à sa façon à l’innommable. À la suite de cette femme silencieuse, qui souvent traverse des ponts et semble fugitivement caresser l’idée de se jeter dans le vide, on est plongé dans un monde bruyant, constamment dangereux, où se forgent des alliances inattendues et où, malgré tout, sourd l’espoir. Caméra d’or en vue ? Au fait, le jury, qui choisira un premier long- métrage toutes sections confondues, est présidé par la grande cinéaste italienne Alice Rohrwacher (Les Merveilles, Heureux comme Lazzaro, La Chimère). Alice, on compte sur toi !

Foule des grands jours pour Scarlett Johansson qui présentait, également à Un Certain Regard, son premier long-métrage comme réalisatrice, Eleanor The Great. Une interprète de 94 ans tout à fait unique, June Squibb, actrice de télévision aperçue dans Nebraska d’Alexander Payne, y est de tous les plans, et son abattage fait chaud au cœur. Le scénario, écrit par Tory Kamen, est passionnant (comment une femme est amenée à mentir sur le fait d’avoir été déportée dans un camp de concentration), avant de s’enfoncer dans une certaine joliesse réparatrice et la mise en scène, efficace, ne transcende rien. Petit plaisir, mais c’est déjà ça. Grande déception avec Fuori de Mario Martone, soit la vie dedans dehors à Rome dans les années 1980 de Goliarda Sapienza (autrice de L’Art de la joie, qui fut publié après sa mort) tandis qu’elle ne cesse de revoir ses jeunes codétenues après être sortie de la prison où elle avait été incarcérée pour vol. Montage chahuté (c’est une épidémie ici, semble-t-il), ellipses qui ressemblent à des gouffres dans le scénario. On salue la tentative de raconter les différences d’âge et de milieu et l’amour qui prend des formes diverses. Mais rien ne marche vraiment : mise en scène appuyée (barreaux à tout va, portes dérobées, etc) et propos fumeux. Bon, tant pis.

Et de retour sur le Roller-Coaster, bim, Vie privée de Rebecca Zlotowski avec Jodie Foster, Daniel Auteuil, Virginie Efira, Mathieu Amalric, Luàna Bajrami, Vincent Lacoste, n’en jetez plus ! Présenté en séance spéciale hors compétition, le film y est parfaitement à sa place : casting trois étoiles, thèmes fédérateurs (la culpabilité, la famille, la place des mères, la psychanalyse) et quelques doigts d’humour. Ce polar sympathique nous a occasionné une petite pause quasi festive dans une palanquée de films denses, intenses ou bêtement ratés.

Manquerait plus qu’on boude.