Cannes 2025 #J11 - Vendredi 23 mai

Éclairs et éclats

Il ne pleut plus, il vente. Les robes flottent (il n’y a pas qu’elles) et les chignons laqués résistent (ils sont bien les seuls). Derrière la façade – glamour toujours -, 71e jour de festival en ressenti.

On sait, ici comme jamais, que l’éternité c’est long, surtout vers la fin. Engorgement de films. Émotion, déception, éblouissement, agacement, surprise. Pas forcément dans cet ordre. Chacun cherche son chat, la palme, son cerveau, une heure pour dormir. La quête de sens est incessante ici, mais a-t-elle un sens ? Juliette Binoche, présidente du jury montait hier à 22h, sublime en robe fourreau noir satin, les marches du Palais entourée de deux de ses co-jurées, Alba Rohrwacher et Leïla Slimani, pour Résurrection de Bi Gan, film chinois de 2 h 40, raccroché in extremis à la sélection et casé dans la grille de projections en tassant avec les pieds plus un dernier coup d’épaule pour que ça rentre. Qu’ont pensé ces dames de cet OVNI ? Et les 2 297 spectateurs du Grand Auditorium (quelques-uns sont partis en route, mais pas tant) avec elles ? Applaudissements longs et nourris, quoi qu’il en soit, à la fin (oui, j’y étais, oui j’ai monté les marches, oui ça m’arrive. Il y avait un monde fou, on aurait dit le métro à 18h30, avec des usagers extravagamment vêtus cependant… Il faut dire que la séance hors compétition de La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch se terminait à peine et que le tapis se remplissait alors qu’il était à peine vidé). Les premières minutes sont sidérantes, nostalgiques et magiques, en muet avec des cartons, qui exposent une intrigue floue dont on se fout : peu avant le 20e siècle les hommes ont cessé de rêver, un rêvoleur, homme/caméra, monstre de cinéma le fait à leur place. Il y a du Cabinet du Dr Calligari et du Mélies, les frères Lumière sont littéralement cités via L’Arroseur arrosé. C’est absolument magnifique. Et puis on change d’époque, on enjambe le siècle jusqu’au passage à l’an 2000 annoncé comme la fin du monde, on croise des tueurs à chapeau de feutre sous une pluie glauque, des ex-moines bouddhistes recyclés en pilleurs de statues, des jeunes gens modernes amoureux sur un port déglingué… On s’y perd, c’est voulu. On s’ennuie, c’est dommage. On est repris par une image bouleversante, un cadrage inouï, un plan séquence ébouriffant. On sent bien que tout est en place pour nous faire crier au génie. Mais on voudrait entrer plus dans l’image et y rester, or ce n’est pas le cas.

Sentimental Value de Joachim Trier. Copyright Memento Distribution.

Sentimental Value de Joachim Trier a plus d’un tour dans son sac, mais nous happe sans nous lâcher. C’est l’histoire d’une maison norvégienne en bois avec certaines parties chantournées peintes en rouge, qui a vu passer plusieurs générations. L’héroïne contemporaine, Nora, y a grandi et en avait fait le sujet d’une de ses rédactions à l’école ; racontant le parquet, les escaliers, le portail et les murs résonnant des disputes de ses parents qui ont fini par se séparer. Nora est devenue comédienne de théâtre et star d’une série à succès, sa sœur Agnès est historienne, mariée et mère d’un petit garçon. Leur amour mutuel est palpable, depuis l’enfance. La cadette étant devenue la protectrice de son aînée, forte et fragile. Lorsque leur mère meurt et que leur père, réalisateur célèbre, annonce qu’il veut tourner dans la maison familiale, tout se brouille. Nora refuse le rôle principal écrit pour elle, Gustav le propose à une jeune star hollywoodienne, Rachel. Beauté et mémoire des lieux, liens familiaux chargés. Que devient la valeur sentimentale dans toutes ces blessures, ces fissures, ces plaies non pansées ? Et si le cinéma pouvait réparer ? Voilà la question (et la réponse) de ce beau film lumineux et brillant.

C’est la deuxième œuvre centrée sur une maison et sa mémoire, sur les traces qu’y laissent les habitants et réciproquement, présentée en compétition après Sound of Falling de l’Allemande Mascha Schilinsky, premier film vu ici cette année, il y a (soixante et) onze jours (et toujours présent à nos mémoires, ce qui n’est pas rien !). Joachim Trier est moins radical, moins nihiliste, il mélange chagrins et bonheur et surtout, il met en scène avec délicatesse le lien si fort, essentiel, entre deux sœurs très différentes. Incarnées par la toujours fiévreuse et juste Renate Reinsve, prix d’interprétation ici même en 2021 pour Julie (en 12 chapitres) du même Joachim Trier et Inga Ibsdotter Lilleaas, jeune danoise inconnue de nos services mais fabuleuse. Outre qu’il est léger sans oublier d’être profond, qu’il évoque avec intelligence les affres du métier d’actrice (et de cinéaste) et qu’il fourmille d’idées de cinéma, Sentimental Value livre, en sus, une adresse qui a fait rire toute la salle, à l’encontre d’un interviewer aux questions basiques : « satanés trolls de TikTok »… TikTok étant l’un des principaux partenaires du Festival de Cannes…

L’attente était forte pour Woman and Child de Saeed Roustaee, l’autre réalisateur iranien après Jafar Panahi en compétition cette année, dont le précédent opus, Leila et ses frères avait fait impression en 2022 et remporté le prix FIPRESCI. Son absence au Palmarès en avait révolté plus d’un et le cinéaste avait été emprisonné à son retour en Iran, et sa comédienne principale, Taraneh Alidoosti, a ensuite été incarcérée pour avoir manifesté pour le mouvement Femmes, Vie, Liberté. Woman and Child dresse aussi le portrait d’une femme, veuve de 45 ans et mère de deux enfants, vivant avec sa sœur et sa mère. En passe de se marier avec un ambulancier, elle hésite car elle sent qu’un étau patriarcal en accord avec les lois islamistes va se resserrer sur elle… Ce qui lui tombe dessus ensuite, avalanche de catastrophes suivie de hurlements accompagnant une volonté de vengeance malaisante, est de l’ordre de l’insupportable. On aime le regard au début, les personnages contraints entre deux portes, contre un mur, derrière des vitres, et puis ça se grippe, ça grince, et on ne comprend plus rien. Là où Un simple accident avançait avec douceur sur la dureté et la cruauté, Roustaee fonce dans le tas et le film ne s’en relève pas tout à fait.

Demain, tout finit ici et tout recommence. Le jury va rendre son verdict sur une sélection forte mais dispersée. Grand écart ou entrechats, diplomatie ou choix osés ? On verra. Il y aura des heureux et des chafouins. Le monde ne sera pas moins délabré, les guerres pas moins omniprésentes, on aura vu des films, on aura cru en des visages et des soleils, en des maisons et des bateaux, on aura visité des pays abîmés, accompagnés des réfugiés fracassés. Et on se sera demandé si le cinéma peut réparer tout ça. Si seulement…