Quand le trouble opère

Retour sur l'édition 2015 du Festival des Arcs

Ce fut la nouveauté de la dernière édition du Festival du film européen des Arcs, en décembre dernier : l’installation d’un « village interactif » où étaient présentés des films-expériences en réalité virtuelle. Parmi ces œuvres d’un genre nouveau (voir notre dossier consacré au sujet), The Machine to Be Another a fortement marqué les esprits. 


Il faut d’abord se laisser aller au jeu et entrer dans le dispositif : assis sur une chaise face à un partenaire dont un rideau nous sépare, nous revêtons le casque de réalité virtuelle, doté d’une caméra frontale, et nous nous découvrons dans la peau de notre compagnon d’expérience. Nous étions, en l’occurrence, un homme et une femme à explorer ce concept qui sillonne les festivals depuis quelque temps. Premier réflexe : regarder ses mains, les bouger et constater qu’elles ont pris l’apparence de celles de notre partenaire. Par mimétisme, chacun épouse le mouvement de l’autre et le trouble opère : le corps qui semble être le mien lorsque je baisse les yeux est en fait celui de la personne de l’autre côté du rideau !

Festival des Arcs 2015 - The machine to be another

Pour accentuer l’effet, deux animateurs se placent face à nous et nous tapent dans les mains : par le système de caméras frontales, nous les voyons et suivons leurs mouvements, la sensation du toucher renforce notre propre présence. Puis les animateurs placent un miroir face à chaque protagoniste : mon reflet est le corps de l’autre ! Le rideau s’ouvre enfin, chacun reconnaît son image, se lève, guidé par les animateurs. Nous touchons nos mains avec la sensation de faire face à nous-même. Quelle étrange expérience !

The Machine to Be Another a été créée il y a trois ans par un collectif d’étudiants en art digital à Barcelone, BeAnotherLab. À la source du concept, un questionnement : comment se retrouver dans le corps de l’autre ? Comment rendre compte de la notion de compassion, de façon tangible ? Peut-on mieux se comprendre soi-même en se voyant dans le corps d’un autre ? Cela débute comme un défi technologique et interpelle les festivals, dont le Tribeca Film Festival de New York, où l’expérience est proposée. Le collectif s’agrandit progressivement, rassemblant des personnes d’horizons variés, des anthropologues comme des chercheurs en électronique, de France, des États-Unis, d’Allemagne, d’Irlande, du Mexique ou de Colombie. Puis le projet intéresse des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology de Boston, comme ceux de l’Université de Valence en Espagne qui y voient des applications dans des domaines aussi variés que l’éducation ou les neurosciences. « La notion d’empathie étant accentuée dans cette expérience, il est possible d’apprendre de la capacité de l’autre. Par exemple, une personne souffrant de la maladie de Parkinson pourrait travailler à régénérer de nouvelles connexions, une personne souffrant d’anorexie pourrait s’envisager autrement, ou une personne désirant changer de sexe peut éprouver, l’espace d’un instant, le corps d’une personne du sexe opposé », explique Diego Suarez, l’un des membres du collectif présent au Festival des Arcs 2015. Le tout reposant sur la notion de body awareness, de « conscience corporelle ».

Pour l’heure, le collectif, qui expose les résultats de ses recherches en open source sur le web, est en quête d’investisseurs pour développer le concept, ses dérivés et ses usages. Le dispositif continue sa tournée des festivals, ouverts désormais aux expériences de réalité virtuelle, et s’expose, dans le cadre de l’exposition Human +, au Centre de la culture contemporaine de Barcelone jusqu’au 10 avril.