La Palme, les locomotives et le cinéma

Conversation avec Jacques Audiard, scénariste, réalisateur

L’homme est faussement à l’aise : il parle vite, cherche le mot juste. C’est qu’il n’a presque pas le temps de faire la promotion de DheepanJacques Audiard a hâte de tourner ses prochains films. Et puis Dheepan était à Cannes, où il a décroché la Palme d’or : c’est un peu une deuxième sortie que vit le réalisateur pour ce film qui conte l’intégration d’un couple de réfugiés sri lankais dans une banlieue « chaude » française. Un film brut, mais non brutal, humain mais pas humaniste, une histoire singulière qu’il ne veut pourtant pas universelle. Parce que c’est le cas particulier qui intéresse Jacques Audiard, et les images qu’il pourra en tirer. Rencontre.

Comment avez-vous vécu la sélection du film dans la compétition cannoise ?

Entre le moment du montage et le planning de Cannes, il y a eu un vertige. On n’était pas prêts du tout, le montage n’était pas terminé, mais on ne dit jamais non à Cannes. Mais je trouve ça bien, parce qu’on passe trop de temps sur les choses. À un moment donné, que ce soit l’écriture, le montage, le casting même, la concentration de temps fait fonction de révélateur. Je ne pourrais jamais faire un film avec un an de montage, je deviendrais fou.

Avez-vous déjà regretté d’avoir passé trop de temps sur un film ?

Oui, parce qu’à chaque fois c’est une horreur. À chaque fois que je me lance dans un film et que ça me prend beaucoup de temps, c’est comme si ma vie était divisée en quatre. Vous vous rendez compte, un film me prend trois à quatre ans ! Ce qui fait que maintenant, je compte les films que j’ai devant moi. C’est-à-dire pas beaucoup. J’ai 63 ans, donc logiquement, je sais que j’ai quatre films devant moi, pas beaucoup plus. C’est mathématique. Pour moi, c’est une chose épouvantable. C’est un deuil.

Vous est-il impossible de faire autrement ?

J’essaie… L’idée de Dheepan m’est venue à la fin de l’écriture de De rouille et d’os. Pendant le tournage, mes deux scénaristes, Thomas Bidegain et Noé Debré, sont partis écrire et ça, ce fut une bonne façon de fonctionner. Il y a donc moins de temps entre le précédent et celui-là, même si c’est beaucoup.

Qu’est-ce que vous ne pourriez pas faire ailleurs et que vous trouvez dans le cinéma ?

C’est peut être un peu naïf, mais je crois que j’aurais pu le trouver au théâtre : la collectivisation d’une idée. Tout cela part d’un individu, se collectivise, et ça va se métaboliser à travers des talents, celui d’un décorateur, d’une costumière, des monteuses… On obtient quelque chose de différent de ce que c’était au départ. C’est cette idée de la collectivisation d’un projet individuel qui m’intéresse.

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Au-delà du travail de scénariste, le travail avec les acteurs change-t-il vos tournages ? Comment préparez-vous cela ?

J’aurais du mal aujourd’hui à tirer une règle générale de mes expériences. Cela change à chaque fois selon les comédiens. De manière assez exemplaire, ce film a tout changé. Quand vous avez Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan ou Claudine Vinasithamby, qui sont peu ou pas comédiens, il faut inventer, trouver en tâtonnant une façon de procéder différente.
Dans ce cas, le travail pendant les répétitions a surtout été de commencer à se connaître. C’est aussi simple que ça. Après, ce que j’ai pu faire sur les films précédents, mais là encore plus ou moins – plus sur Un prophète, moins sur De rouille et d’os, pour des raisons de disponibilité –, c’est de travailler avec les comédiens sur des « scènes de répétition ». Des scènes que j’écris à part, des arguments de scènes, pour éviter que le scénario ne soit usé. Un scénario, c’est quelque chose de périssable, il ne faut pas l’user. Je fais souvent développer ces arguments en impro. Et comme je filme ces choses-là, après, parfois, je les retranscris et ça peut devenir des scènes. Ça donne un type de matériel particulier. J’ai deux brochures écrites sur le tournage. La première, c’est vraiment LE scénario avec le découpage. La seconde, que j’appelle pompeusement « le cahier B », j’y ai tout un réservoir de scènes comme ça. Et quand on a le temps, quand le travail s’y prête, on se lance là-dedans. Il y a des films qui l’acceptent plus ou moins. Un prophète l’acceptait bien, De rouille ne l’acceptait pas. Celui-là était assez intéressant, parce qu’il y avait un « cahier B ». Et un « B bis ». Ça donne, en fait, un matériel qui scénaristiquement est intéressant parce que ce n’est pas un matériel construit, il ne fait pas avancer l’histoire, mais les personnages. On est plus dans l’expansion des personnages que des situations.

Comment travaillez-vous du coup ces personnages sur le plateau ? Les Dardenne font 90 prises, d’autres ne jurent que par la première…

Il y a quelque chose dont je dois me méfier : je peux avoir une forme d’impatience, il faut que je fasse attention à ça. Après, je n’ai pas de cas exemplaire, de paradigme. Sur le dernier film, là, j’ai fait plus de prises peut être que sur d’autres, ça m’est arrivé en tout cas. Mais parce que les « acteurs » n’avaient parfois pas bien la notion du décor. Je leur disais des trucs, ils me répondaient « yes, yes ». Et puis « moteur, action », hop, ils sortaient du décor ! Quand on travaille dans une langue qui n’est pas la vôtre, c’est tout un ensemble de choses qui change, de la posture du personnage à son expressivité. Il y avait beaucoup de choses à accorder ensemble, et surtout je découvrais au fur et à mesure. Par contre, quand je suis dans les prises, c’est très vite que j’essaye de changer quelque chose ­­– la focale, par exemple – pour avoir des choses différentes à chaque fois.

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Est-ce que chaque film vous apprend des choses pour le suivant ?

C’est exactement ça. C’est pour ça que je ne veux pas qu’il y ait trop de temps entre mes tournages, parce que j’ai peur d’oublier ce que j’ai appris. Alors, certes, vous n’avez pas vu la Vierge, ce ne sont pas des révélations essentielles… Mais j’ai peur d’oublier au fil du temps, quand je me dis « j’aimerais m’appuyer là dessus, il ne faut pas que j’oublie ça ».

C’est de l’ordre du ressenti ?

Ou de l’effet. Quand tout à coup vous avez réussi quelque chose en faisant autre chose…

Vous ne notez pas ?

Si, je note. Mais après, il faut que je retrouve mes notes ! C’est toujours la même chose. Il m’arrive de noter, j’ai des listes « NPO », ne pas oublier. J’ai ça dans mon sac…

Il vous reste quelques films à faire – plus que quatre, espérons ! –vers quoi irez-vous ?

Je sais qu’il y a un scénario, écrit il y a deux ans, qui sera le prochain atelier. Après, j’attends des envies, des choses que je ne connais pas, qui m’intéressent.

Êtes-vous toujours à l’écoute de ce qui vous entoure, d’où vous vient l’inspiration ?

De ce qui se passe autour de moi. Mais aujourd’hui, et depuis peut être une dizaine d’années, beaucoup de choses qui m’intéressent dans le champ de l’image ne viennent pas du cinéma. Avant, ça venait exclusivement ou presque du cinéma. Aujourd’hui, il y a la peinture, tout ce qui peut se passer dans un secteur de l’art contemporain. Je trouve le travail de Pierre Huygue formidable, par exemple. J’y trouve en tout cas l’envie de me remettre dans un processus de filmage.

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Ce sont des envies d’images…

La forme vient avant l’histoire. Ce sont des formes dans lesquelles tombent des choses qui vont cristalliser sous forme de sujet.

Pourriez-vous aussi travailler sur des scénarios des autres pour gagner du temps ?

Ça n’arrive pas, vous savez. En France, ça n’existe pas, il faut le savoir. Aux États-Unis oui, il y a des scénaristes qui font des scénarios qu’ils vendent. Quand ils m’arrivent, ici, je sais que c’est parce qu’ils ont été refusés par dix réalisateurs. C’est qu’il doit y avoir un problème, et vous le voyez d’ailleurs tout de suite.

Êtes-vous très strict sur un plateau ?

Je ne sais pas si aujourd’hui j’ai une méthode, mais c’est une habitude… Le cinéma, c’est un programme qui va s’appliquer. Un scénario, de l’argent, donc on met au carré l’argent, le casting, pour aboutir à un plan de travail. Parce que c’est coûteux, on ne peut pas faire tout à fait n’importe quoi. Tout ça est assez contraignant… Moi, ce que je cherche toujours à faire, c’est d’amener du flou.
Si c’est carré, on va faire ce qui est écrit, et ça, c’est épouvantable. À la limite, je ne voudrais même pas savoir ce qui va se passer, quand j’arrive sur le plateau. C’est très difficile, puisque vous avez écrit le scénario, mais c’est ça. Vous travaillez avec les comédiens, vous dites à la technique de venir, de regarder et hop, on y va. Je pense que ça ne s’applique pas à tous les films, mais moi, je dois faire comme ça. Je me souviens d’une conversation où j’ai compris qu’on ne faisait pas tous pareil… Pendant un débat avec ce très bon cinéaste iranien, Jafar Panahi, on parlait des méthodes. Pour lui, c’est écrit et découpé, tout est là, et si l’acteur sort de 5 cm, ça ne va pas. Ses films sont formidables… Mais pour moi, c’est impensable. Ça n’est pas moi du tout, ce ne sont pas les conditions de maintien de mon intérêt et de mon attention. Il faut que la chose soit toujours en expansion, sinon c’est très ennuyeux.

Vous vous ennuyez vite ?

Je peux, oui… Mais ce n’est pas une qualité.

Vous palliez cela avec une équipe…

Pour quelqu’un qui, à l’origine, n’est pas forcément bâti comme ça, le fait de communiquer est intéressant. Pour former une équipe de cinéma, vous parlez à deux personnes qui parlent entre elles, ça vous revient et les protagonistes ont le sentiment de travailler sur la même chose. C’est une locomotive… Je fabrique des locomotives, voilà. J’aime cette idée de mettre en place des organismes créatifs, ça fait partie des choses qui me plaisent. Une équipe de travail, une bonne équipe qui prend les risques avec vous, vous dit « là y’a la pente, vas-y, saute dans le trou, on est avec toi »… Quand vous regardez vers le bas avec une moue : « Oui, bon, d’accord ». Il faut une équipe qui vous pousse.

Bras de Jacques Audiard, entretien pour Dheepan. © Laurent Koffel

Mais ça reste vous qui sautez !

Non, moi j’ai le sentiment de travailler avec des gens qui sautent aussi. J’ai besoin de mon équipe, elle me fait du bien.

Est-ce pour cela que vous avez partagé votre Palme ?

J’ai eu de la chance, cette fois, Haneke n’était pas en compétition ! Il m’a d’ailleurs envoyé un message très gentil. La Palme, je l’ai laissée à mon producteur en fait, je ne suis pas fétichiste, j’ai le prix, ça me suffit. Et puis la Palme y est mieux dans son bureau que chez moi. Et puis les films, on ne les fait pas seul. La Palme, ça récompense tout le monde, et comme ça, tout le monde peut aller la toucher. Ils peuvent même la prendre un week-end chez eux s’ils le désirent.