Laisser des traces

Conversation avec Nabil Ayouch, réalisateur

/ Entretien paru dans le numéro de septembre 2015 de BANDE A PART, magazine de cinéma /

Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs 2015, Much Loved a déchaîné les passions au Maroc, sans que personne ne l’ait vu. Un film qui parle librement des femmes. Des femmes qui soulagent le pays. De la prostitution. L’occasion de rencontrer son auteur Nabil Ayouch en juin, dans un hôtel parisien.


La réalité de Much Loved est-elle spécifiquement d’aujourd’hui, ou auriez-vous pu la filmer il y a dix ou quinze ans ?

Je pense qu’elle est extrêmement actuelle et contemporaine. L’histoire de la prostitution au Maroc a beaucoup évolué, évidemment, à travers les siècles et les âges. Notamment depuis les années soixante-dix, d’une décennie à une autre. Aujourd’hui, cette dimension sociale est extrêmement forte. Elle a pénétré la société, avec des gens qui vivent directement ou indirectement de la prostitution, tout en refusant de le reconnaître. C’est très différent de ce que l’on pouvait constater il y a dix ou quinze ans.

Vous êtes le premier à filmer cette réalité ?

Je crois que non. Des films ont abordé la prostitution, mais pas de manière aussi frontale, et probablement sans ce réalisme cru qui, forcément, touche et interpelle. Filmer, c’est dire, et dire, c’est montrer.

Et filmer le corps et l’acte sexuel aussi crûment ?

L’acte sexuel a déjà été filmé au Maroc, mais d’une autre manière. C’est probablement le fait que le film soit sans concession qui choque. Ce n’est pas tellement une scène d’amour, mais ce qu’elle raconte, la manière dont c’est filmé et ce que raconte Much Loved, avec ces personnages de femmes guerrières. Comment elles ont pris le pouvoir. Cette crudité dans le quotidien, où l’on pénètre dans leur appartement, dans les rapports entre elles, aux hommes, à la société, à l’hypocrisie. Et à la famille, qui ne veut pas savoir, qui prend, mais qui ne donne pas. Je pense que c’est ça qui choque et blesse. Parce que c’est blessant, véritablement.

Vous ne laissez pas non plus le choix au spectateur, qui en est témoin, dès la première scène, immersion directe et sans fard dans le quotidien des femmes…

Je ne laisse pas le choix, parce que je n’en ai pas envie. Comme leur vie à elle. Je veux prendre la tête du spectateur et la mettre sous l’eau, qu’il ne la ressorte pas et qu’il n’ait pas la possibilité de respirer, de la première image jusqu’à la fin sur la plage. Entre-temps, on est lancé, comme dans un train.

Cette ligne droite était l’intention de départ ?

Oui. Ce scénario est le fruit de rencontres avec deux cents, trois cents filles, chez qui j’ai vite compris ce qui me touchait et m’interpellait. Notamment cette immense et profonde solitude, et le fait qu’elles soient dans une espèce de voie sans issue, assez terrible. Alors qu’elles passent leur temps à donner.

Ont-elles vu le film ?

Les actrices, oui. Les filles interviewées, non, car il n’est pas encore sorti. Elles ont vu des extraits, mais pas le film en tant que tel, ce que je regrette, car c’est une reconnaissance et une mise en avant de ce qu’elles sont. Dans Much Loved, elles passent du statut de femmes invisibles à celui de femmes visibles.

Comment avez-vous écrit ? Immergé dans l’environnement même de Marrakech ? Isolé quelque part ?

J’ai rencontré ces filles pendant à peu près un an et demi. Je me suis nourri. À partir de nombreux petits bouts d’histoires, j’ai construit une trajectoire qui devait être documentaire, et qui est devenue, au fur et à mesure, une fiction documentée. Le processus a été long, l’écriture non ! J’étais tellement imbibé, j’avais tellement bu, lu, entendu, que tout poser sur papier m’a pris deux ou trois mois. Ensuite, c’est allé assez vite.

Quel a été le déclic pour passer du documentaire à la fiction ?

Je crois que ce sont tous ces moments où j’ai failli abandonner, parce que c’était trop dur, et ce que j’entendais, trop violent.Je suis passé par des phases où je me disais que je n’y arriverais pas. Comme souvent, la réalité va bien au-delà de la fiction. Quand je me suis rendu compte que j’avais aussi des choses à dire et une sensibilité qui s’était trouvée touchée, blessée par tout ça, je me suis dit qu’il y avait à la fois leurs histoires, et la manière dont j’avais envie de les dire. Ce n’était pas un documentaire que j’avais envie de faire, mais c’était porter mon regard sur elles.

Ces femmes n’ont pas eu de réticences à se confier à vous, homme, réalisateur ?

Non. Elles ont vite compris que je voulais faire un film de femmes sur des femmes. Elles ont un tel besoin de laisser les choses sortir, de parler, que beaucoup m’ont considéré comme un psy. Elles étaient juste heureuses, émues au plus haut point. Elles m’ont fait confiance. Je leur ai dit que c’était une parole qui resterait entre elles et moi. Elles sont à un point précis au bord de l’implosion.

Comment s’est fait le travail avec les actrices ?

On a travaillé pas mal de temps avant le film. Pas tant à répéter les scènes, car je n’avais pas envie, surtout avec des actrices non professionnelles pour la plupart, pour ne pas les épuiser. Mais sur des exercices qui faisaient appel à leur intériorité. J’ai été chercher des choses au fond d’elles, que j’avais envie de voir ressortir. J’avais envie qu’elles apprennent à se regarder autrement et à s’aimer. Plutôt qu’un travail sur le scénario stricto sensu, c’était un travail sur le corps, la gestuelle, l’intériorité et la voix.

Sur la voix, c’est-à-dire ?

En les aidant à sortir les vraies intonations. Je me suis rendu compte assez rapidement qu’elles ne parlaient pas avec un timbre naturel, ce qui est intimement lié au jeu qu’elles jouent en société. La majorité d’entre elles s’étaient inventé un timbre de voix, tout comme des expressions et des mots qu’elles avaient chopés dans des films égyptiens ou moyen-orientaux. Tout était enfoui. Ce qui donnait un côté un peu artificiel quand on improvisait des scènes. Quelque chose restait coincé en hauteur, et j’ai été chercher beaucoup plus bas, par le chant, par des vocalises, et en mélangeant tout cela à des souvenirs d’enfance.

On sent un gros travail sur le son et la musique, qui joue de la tension dramatique et du suspense...

J’adore le son ! Je passe un temps fou à travailler sur le son. Pas du son forcément visible, audible, mais du son sous-jacent, qui fait son œuvre, qui creuse. Idem pour la musique. Il y en a très peu ici, quatre ou cinq moments où il y a du score. Une musique qui s’empare d’un espace, d’une temporalité qui vient de l’intérieur, un peu comme un bruit cardiaque, ce qui donne peut-être ce sentiment de suspense. Pour moi, c’est plus une angoisse.

Un rythme cardiaque adapté à la géographie des lieux. Les scènes se passent souvent en intérieur. Même les déplacements sont faits dans l’espace fermé de voitures.

Tout à fait. Chaque espace public versus espace privé dans la société raconte quelque chose de différent. La façon dont elles se meuvent à l’intérieur de chaque espace change. Ce qui se joue au quotidien dans leur appartement – scènes de tendresse, de dispute ou autres – n’a rien à voir avec les moments où elles sont avec les gars du Golfe ou dans l’espace public. Ce qui m’intéresse est de voir les foyers de tensions et les enjeux dans ces micro-espaces, et quelle est leur manière à elles de le raconter chaque fois différemment. Comme quand Noha arrive chez sa mère, habillée telle qu’on ne l’a jamais vue avant. Et Marrakech est un personnage en soi.

La place de la femme par rapport à l’homme est totalement différente dans cette géographie des espaces. L’un peut circuler librement, l’autre doit s’adapter, parfois se couvrir ou se cacher.

Totalement. Une société qui est totalement patriarcale dans l’espace public peut très facilement devenir matriarcale dans l’espace privé.

Vous avez pu tourner en toute liberté ?

Paradoxalement, oui. Ce qui a été le cas pour tous mes films. Avec ce qui est en train de se passer, ça peut prêter à rire, mais le Maroc est le pays du monde arabe où il y a probablement le plus de place pour la liberté d’expression. Depuis une quinzaine d’années et l’accession du nouveau roi, une grande place a été faite aux artistes, à la presse, pour pouvoir s’exprimer beaucoup plus librement. Je n’ai jamais eu de problèmes entournant Ali Zaoua, Les Chevaux de Dieu ou même Much Loved. C’est pour ça que j’ai été très heurté et surpris d’une telle violence et surtout d’une telle interdiction par anticipation.

Ça s’est calmé depuis ?

Oui, indubitablement, mais ce n’est pas complètement tassé. Comme si les gens avaient pris un énorme coup de poing dans la figure qui leur a fait très mal, qui les a fait crier pendant un certain temps. Maintenant, ils sont un peu sonnés, ils s’en remettent. Le temps va faire son œuvre et j’espère que le film aura servi de révélateur, mais pas seulement. Qu’il aura servi aussi de point de départ, d’ouverture à un véritable débat. C’est nécessaire. Sur une série de sujets induits dans le film. La place de la femme dans la société, le rapport à la famille ou l’hypocrisie sociale.