Buñuel, la rêverie et Tintin (entre autres)

Conversation avec Jean-Claude Carrière

C’est avec tristesse que nous avons appris le décès de Jean-Claude Carrière. Écouter parler cet auteur était un régal. Comme lors de cet entretien, qui nous avait mis en joie.

Un après-midi d’automne en 2014. Le scénariste et écrivain Jean-Claude Carrière s’apprête à recevoir un Oscar d’honneur. À la terrasse du café où nous avons rendez-vous, son regard s’attarde sur les titres d’un quotidien régional posé sur une table : « Un véhicule du Vatican transportant quatre kilos de cocaïne et 200 grammes de cannabis a été intercepté dimanche à un péage près de Chambéry » ; « La maison hantée ne l’était pas ». L’homme de fiction est en joie : « Formidable, formidable ! L’après-midi commence bien ».

Êtes-vous un fervent lecteur de journaux et de faits divers ?

Oui, et c’est surtout l’une des mes occupations, l’été. Je vais dans le Midi de la France où je lis tous les jours le Midi Libre et où je trouve généralement des faits divers parfois extraordinaires. Je fais ainsi ma moisson d’été chaque année. Mais ces faits divers sont tellement singuliers qu’on ne les accepterait pas au cinéma ! Cette histoire de voiture du Vatican pleine de drogue, il faudrait être Buñuel pour le faire passer ! Boileau le disait très bien : « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ».

Que vous évoque le mot « inspiration » ?

L’erreur à commettre à propos de l’inspiration, c’est de croire qu’elle existe. C’est de croire qu’en se mettant dans certaines conditions, elle va venir. Pas du tout. L’inspiration est une chose fantaisiste et aléatoire qui vient quand on ne l’attend pas et qui fuit quand on l’espère. Il faut être prêt à la recevoir, et beaucoup de gens ne le sont pas. Il faut avoir une base. Si moi, scénariste, je ne connais pas mon métier, mon langage, quelle que soit l’idée qui me vienne, je la rejetterai, car je ne saurai pas l’inclure dans ce langage-là. Il faut se méfier du mot inspiration qui renvoie généralement au poète romantique larmoyant, la main sur une tombe en train de regarder le ciel ! Ça, non, l’inspiration ne vient jamais comme ça !

Jean-Claude Carrière : © Pascal Bastien

Êtes-vous adepte de la rêverie en plein jour ?

Oui ! De la rêverie en plein jour et du rêve. La rêverie en plein jour, c’est presque une maladie chez moi. Je ne peux pas prendre un train et fermer les yeux sans qu’aussitôt des vraies scènes m’apparaissent. Ça s’est développé en cours de vie et je suppose que c’est dû à mon métier de raconteur, romancier, scénariste, etc. C’est ce qu’on pourrait appeler une déformation professionnelle. J’ai beaucoup de mal à faire le vide. Dieu sait que le vide est essentiel et fécond – tous les scientifiques le disent –, mais j’ai beaucoup de mal à ça, parce que très vite, je vois des personnages, des situations, des scènes, et parfois des plans qui se succèdent sans aucun rapport les uns avec les autres, au point que je me dis parfois que je devrais essayer d’y mettre un lien. Cette rêverie-là est à la base de tout. Quant au rêve, on ne le commande pas. J’ai toujours eu une grande passion pour le rêve et surtout pour les cauchemars, parce qu’ils me disent des choses et me montrent des images que rien, pas même la rêverie, ne pourrait me donner. La rêverie offre des images qui pourraient exister ; le rêve, non. Je me rappelle une phrase d’André Breton qui disait de quelqu’un qu’il n’aimait pas : « C’est un salaud, il ne rêve jamais. » Il y a dans cette phrase l’idée que, si l’on se coupe des rêves et des rêveries, on ne peut ouvrir ces grandes portes-là et l’on devient un salaud, au sens sartrien du mot !

Qu’est-ce qui favorise la rêverie chez vous ?

Je voyage beaucoup. Je fais aussi la sieste et je peux avoir des pauses immobiles chez moi. Ce qui la rend quotidienne et indispensable, c’est mon travail. Les images qui me viennent ont une relation secrète avec ce sur quoi je suis en train de travailler. Et quelquefois, je me dis que c’est à moi de trouver cette relation. L’imagination est un muscle, il faut l’entraîner, comme toutes les facultés de l’esprit. Quand j’étais plus jeune, je m’étais fait une boîte assez grande avec des petits bouts de papier pliés sur lesquels j’avais écrit quelque chose. Par exemple : une jeune femme, le menton posé sur ses deux mains, à la table d’un café. Ailleurs, un homme, un bras dans le plâtre, monte dans un autobus. Cinq ou six cents, comme ça. J’en tirais deux au hasard, et je m’obligeais à trouver une relation entre les deux. C’est un exercice que je recommande souvent aux étudiants et qui est très bon pour obliger l’esprit à aller là où il n’irait pas de lui-même.

Jean-Claude Carrière : © Pascal Bastien

Quel autre exemple d’exercice proposez-vous ?

Un autre exemple que j’ai proposé à des élèves en cinéma à la FEMIS : on se met en rond et on tourne très lentement, je demande à une personne de se mettre au centre du cercle et de prendre une position, un autre vient compléter cette position, on continue à tourner autour d’eux, comme si nous étions des caméras qui cherchaient le bon angle pour filmer la scène. Notre imagination se plaît à être excitée, provoquée, ces exercices peuvent durer à l’infini.

Pratiquiez-vous des jeux de ce genre avec Buñuel ?

Oui, avec Buñuel, nous travaillions trois heures le matin, trois heures l’après-midi, et à l’issue de ces journées, nous prenions chacun une demi-heure seuls, dans nos chambres. Puis on se retrouvait pour l’apéritif et dans cette demi-heure, il fallait chaque jour inventer une histoire. Ensuite, au bar, il fallait se la raconter. On a fait ça pendant vingt ans ! C’est comme de la musculation, c’est essentiel.

Jean-Claude Carrière : © Pascal Bastien

La promenade vous aide-t-elle à écrire ?

Je sais que Simenon, par exemple, adorait travailler en marchant. Il disait : « Je sors, je marche, trois arbres : trois frères ; un mur : une prison ; trois frères sont en prison. Et ainsi de suite. Comme si le paysage lui apportait des idées. Moi, je le fais plus dans les rues d’une ville et avec des personnages. Je suis dessinateur – ça a été mon premier métier –, et tous les jours, je me promène, je m’assois sur un banc et je regarde passer les gens. Je repère des silhouettes, des attitudes, je rentre à la maison et je les dessine. C’est un bon exercice pour faire travailler la mémoire visuelle. Ça, c’étaient mes premiers exercices avec Jacques Tati et Pierre Étaix. Une exposition de mes carnets de dessin se prépare en Chine, d’ailleurs. À certains, les idées viennent. Moi, je préfère aller aux idées. Chacun sa méthode. L’essentiel est de ne pas s’endormir.

Les lieux d’écriture vous importent-ils ?

Le scénariste doit souvent se plier au metteur en scène. Buñuel avait deux endroits de prédilection, en Espagne et au Mexique où nous sommes allés pendant vingt ans. C’étaient des endroits toujours éloignés des villes, confortables, où l’on était seuls, sans amis et sans femmes. Parfois pendant deux mois ! C’était sa méthode. Avec Étaix, c’était aussi très quotidien, avec cet avantage que j’avais en face de moi l’interprète principal. Quand on imaginait une scène, il pouvait me la jouer tout de suite. Ça changeait chaque fois. Quand on sait qu’on a Depardieu dans un film, on sait qu’on peut compter sur lui plus que sur un autre acteur.

C’est-à-dire ?

Première question que vous vous posez quand vous avez l’idée d’une scène : est-ce que ça peut se jouer sans le dire ou l’acteur a-t-il besoin qu’on ajoute une ou deux phrases de dialogue ? À ce jeu-là, Depardieu est le meilleur. Il fait passer des choses qui vont au-delà de ce à quoi on avait pensé. Pour Cyrano de Bergerac, par exemple, avec Jean-Paul Rappeneau, on lui avait demandé d’enregistrer toute la pièce en jouant tous les rôles, seul, chez lui, sur une cassette audio. Il l’a fait et nous a donné la cassette : on avait donc avec nous la voix de Cyrano. Or Gérard est un contraste entre un corps volumineux et une voix très fragile, vulnérable. C’est ce qui fait son charme profond. N’ayant que sa voix, on avait donc à côté de nous un Cyrano qui avait peur des femmes, qui n’était pas du tout le fanfaron qu’on voit quelquefois sur les planches. Ça, c’est un genre de collaboration secrète de l’acteur, très intuitive et très douée, et ça a guidé l’écriture. Ce qu’il nous a fait dans Danton est unique. Wajda dit encore aujourd’hui que jamais il n’a vu quelqu’un jouer comme ça. À la fin, dans la grande tirade où Danton essaye de sauver sa tête, il est avéré historiquement que Danton avait perdu sa voix (les juges ne prenaient aucune note, il était condamné d’avance), eh bien Depardieu a joué ça d’une telle façon que les figurants ont vraiment cru qu’il avait perdu sa voix et tous l’ont applaudi à la fin du plan. C’est rare sur un plateau de cinéma.