Un cinéma du scénario

Rencontre avec Cristian Mungiu, scénariste, réalisateur

Prix de la mise en scène au dernier festival de Cannes avec Baccalauréat, le Roumain Cristian Mingiu cadre son cinéma dès le scénario. Une vision projetée.

Vous avez été récompensé à Cannes du Prix de la mise en scène. Y a-t-il pour vous un primat de la mise en scène quand vous faites un film, parce que ce serait le travail essentiel du réalisateur ?

Non, un film n’est pas qu’une mise en scène ; c’est un bloc, un tout. J’attache beaucoup d’importance au scénario, puisque je suis l’auteur des miens. Pendant l’écriture, je comprends le film, comment la narration avance, quelles sont les motivations des personnages. La mise en scène est présente dans mon esprit, car je prends mes décisions très tôt, le fait par exemple de tourner en plans-séquences. Le savoir change la façon d’écrire qui est liée au point de vue de la caméra.

Vous vous considérez comme le metteur en scène d’une écriture ?

Le scénario est une description de ce que la caméra regarde. Même si, au moment du tournage, je peux m’adapter, depuis le début je détermine ce que sera l’atmosphère du film, ce qui fera agir les personnages dans chaque scène. Quand je tourne, j’ai déjà une idée précise, détaillée.

Avez-vous des principes d’écriture ?

Il faut entendre les personnages qui te parlent quand on écrit. Il ne faut pas faire entendre la voix du réalisateur, sa propre voix, mais la leur. Le danger, aussi, est de rester explicatif et cela arrive souvent dans la première phase d’élaboration du scénario. Le travail avec les comédiens, plus tard, sur le tournage, consiste à se concentrer sur ce que le personnage ressent, moins sur ce qu’il dit.

L’inspiration du moment n’existe pas sur vos tournages ?

Elle existe, mais elle ne regarde pas les dialogues, qui doivent être précis. Comme je tourne des scènes longues, je fais beaucoup de répétitions qui me servent aussi à réécrire le scénario, à l’ajuster. Je corrige au moment où je pense avoir trouvé les bons comédiens pour mes personnages. Sur les lieux du tournage, je dois voir si cela fonctionne et m’adapter en permanence. Il faut rester curieux de ce qui se passe sur le plateau.

Êtes-vous un cinéaste qui aime conserver les premiers plans ?

Je fais, au contraire, beaucoup de prises. Je considère que les premiers plans sont des répétitions filmées. Une énergie particulière s’empare des comédiens quand ils entendent le clap. Ils se concentrent de manière très différente. Après dix ou vingt prises, arrive une grande liberté d’interprétation, car les comédiens oublient alors les petits détails pour se dédier pleinement à la vérité de ce qu’ils jouent, et la vérité du moment.

Que vous a apporté la caméra numérique, que vous avez utilisée pour la première fois sur Baccalauréat ?

J’ai fait ce choix pour une raison pratique : nous avons perdu le seul laboratoire en Roumanie pour la pellicule. Avant de tourner en numérique, j’ai fait beaucoup de tests. Et j’avais un chef-opérateur qui sait très bien comment éclairer. Le numérique amène une liberté de faire plusieurs prises, mais il faut rester vigilant et ne pas tourner trop par facilité. Mais je faisais déjà trente à quarante prises quand je tournais sur pellicule, alors cela n’a pas changé ma manière de faire.

Baccalauréat, avec son récit de corruption, est d’abord une histoire roumaine, ou aussi un récit universel ?

C’est une histoire roumaine à portée universelle. J’essaie toujours d’avoir des histoires comprises partout. Je pars de quelque chose que je connais très bien pour arriver à parler de la nature humaine, de la vie. Je crois que Baccalauréat parle de la jeunesse, de la famille, de la relation parents-enfants, de l’éducation. C’est aussi un film sur la vérité, qui montre que l’on doit accepter sa propre vérité, que l’on est le résultat des choix que l’on a faits. Tous ces thèmes sont assez universels. Ce qui compte à la fin, avec ce film, c’est qu’il renvoie le spectateur à sa propre vie.

Le film pose aussi une question essentielle et complexe : qu’est-ce qu’être un bon parent ?

Oui, et cela personne ne le sait et personne ne peut le dire. On a tendance à reproduire l’éducation que l’on a soi-même reçue, à reproduire les mêmes erreurs, alors même que les choses évoluent. On croit toujours que l’on peut passer par l’expérience de sa propre vie, mais ce n’est pas satisfaisant. Si l’on veut que les enfants aient des valeurs plus actuelles, il faut faire un effort. C’est plus simple à dire qu’à faire. Je suis père de deux garçons et je peux dire que l’on fait beaucoup de choses motivées par l’amour que l’on a pour eux, mais ce n’est pas forcément bien. On a aussi tendance à replacer en nos enfants nos propres rêves. Mais on doit pouvoir leur laisser leur liberté de choix.

Le film parle de choix de vie, d’avenir. Votre avenir, votre carrière, s’envisagent-ils dans le seul cadre du cinéma roumain. Pourriez-vous travailler ailleurs ? Faire un film américain, par exemple ?

J’ai évoqué un jour avec mes enfants la possibilité de faire un jour un film aux États-Unis. Ils ont dit : « non ! ». Pour moi, cela compte. En même temps, je n’ai pas de rêve américain. Il faut qu’un cinéaste parle de choses qu’il connaît très bien et les meilleurs films dans l’histoire du cinéma sont des films personnels. Je n’ai jamais eu l’expérience suffisante d’un pays me permettant d’y saisir les relations intimes entre les gens, et de mettre leur vie dans un film, leur vie avec tous ses petits détails. Je ne suis pas encore prêt à écrire un scénario dans une autre langue.

Vous pourriez tourner le scénario d’un autre ?

Si je mettais en scène le scénario d’un autre, il me manquerait cette dimension personnelle. Je ne sais pas comment faire un film sur un scénario déjà précis, dont je ne contrôle pas le rythme, l’avancée narrative, les motivations des personnages, tous ces éléments qui me donnent les clés de ce qui est nécessaire à chaque scène.

Cristian Mungiu, réalisateur de Baccalauréat. Portrait © Laurent Koffel

Comment va le cinéma roumain ?

Si l’on considère que nous avions deux films en compétition cette année à Cannes, alors on peut dire que le cinéma roumain se porte bien ! Nous avions aussi un autre film dans la section Un Certain Regard. Le cinéma roumain a des moyens pour sa création, mais il manque un réseau de salles suffisant pour sa diffusion sur son propre territoire. Les films que l’on fait sont plus vus à l’étranger qu’en Roumanie.

Avez-vous vous fait de votre Palme d’or pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours un objet fétiche ? Comment la conservez-vous ?

Le trophée de la Palme d’or est le seul prix que je garde chez moi. Je le conserve avec des moustaches d’un chat que j’avais il y a quelque temps. Ces deux choses sont très spéciales pour moi, mais j’essaie de ne pas les regarder trop souvent. Les autres prix sont au bureau.

Qu’ont changé vos récompenses de cinéma ?

Cela a fait toute la différence. La notoriété qui vient avec la Palme d’or, avec le respect que cela donne, change les choses. Cela crée de l’attente et de la curiosité de la part du public. C’est un mélange de responsabilité et de pression supplémentaires sur le cinéma que l’on peut créer après ça. Le plus difficile, pourtant, n’est pas de faire un bon film dans sa vie, mais d’avoir un point de vue sur le cinéma, de faire des œuvres personnelles et différentes, qui font une carrière. Je ne suis pas allé à Cannes pour avoir des prix, car être en compétition est déjà une forme de reconnaissance.