Éloge du panache

Conversation avec Léa Fehner, scénariste et réalisatrice des Ogres

Elle est arrivée avec sa grande jupe jaune vif et son bébé sous le bras, dans un café du 10ème arrondissement de Paris, où les bruits du percolateur et les conversations de chacun faisaient le lit d’un vaste chaos sonore. Léa Fehner, jeune réalisatrice issue de la FEMIS et auteur du très réussi Qu’un seul tienne et les autres suivront (sorti en 2009), vient de signer un deuxième long-métrage, Les Ogres, grand cri d’amour à une troupe de théâtre itinérante, une fiction dans laquelle jouent ses parents, sa sœur et son fils, un film où l’énergie circule de bout en bout, où l’on gueule, bouge, chante et aime fort.

Il y a dans Les Ogres, un élan, une fougue, une énergie tels qu’on se demande qui se cache derrière ce film !

Une femme avec un bébé, qui vous emmène dans un endroit bruyant, avec sa soeur à côté qui l’aide, c’est le désordre total !

Le désordre vous caractérise ?

Oui, le désordre, la profusion, la densité, tout ça me caractérise. L’idée du groupe aussi, de la troupe. Hier soir on a présenté le film à 8. Ce soir, j’espère qu’on sera 15, 16 ou 17. J’ai même embarqué mon fils de 4 ans ! C’est fatigant, c’est jamais comme on prévoit, mais c’est surprenant et joyeux ! Sur le film, c’est ce que je voulais transmettre : un élan de vie. C’était aussi accepter que la zone de tournage soit une zone d’inconfort, que ce qu’on a imaginé précisément soit chahuté par le groupe et l’imprévu. Il s’agissait de se dire aussi que toutes ces personnalités à l’écran, je les aime et il fallait faire le pari que ça compte. Car ça pourrait ne pas compter. Là, ça comptait énormément, avec les doutes et prises de risque que ça induisait.

De quelles prises de risque parlez-vous ?

Par exemple, là je suis quatre fois plus stressée que d’habitude, je suis stressée pour mes parents et pour ma sœur, car j’ai à cœur qu’ils soient tous heureux. C’est un peu absurde et non maîtrisable. Et puis la prise de risque est aussi artistique, car il y avait le risque d’être amenée à choisir entre mettre en péril nos relations et la beauté du film. En même temps, avec cette foi chevillée au corps qu’on allait arriver à naviguer entre ces deux pôles et que la vie n’allait pas se sacrifier sur l’autel du cinéma. La prise de risque, c’était aussi de dire qu’on allait parler des hommes et des femmes sans en cacher les faiblesses et les vulnérabilités.

Les Ogres est un film de contrastes…

Oui, et c’est lié au groupe. Lorsque vous vous demandez qui se cache derrière ce film, la réponse n’est pas que moi, mais c’est un groupe. J’ai une chance dingue d’avoir trouvé les bons collaborateurs à chaque poste. Ensemble, on s’est dit qu’on allait privilégier la question de la cohérence, que la manière dont on fait le film ressemble à ce qu’on veut défendre, que ce soit l’idée d’être en famille, en troupe, l’idée que la parole circule et qu’elle nourrit le film. Il ne fallait pas que je me retranche derrière les portes de mon regard et de mon envie poétique, mais je devais accepter que ça circule, que ça dialogue, que le groupe puisse m’interpeller. Il s’agissait de faire quelque chose d’extrêmement vivant, mouvant, avec énormément de flux, et que la manière dont on fait les choses crée la possibilité du don pour l’équipe technique, de l’abandon pour les comédiens. Ça a été vraiment fort pour ça. Des liens se sont créés sur ce film.

Comment canalise-t-on l’énergie débordante du groupe ?

Par exemple, je ne suis pas capable d’autorité. Je pense que si j’avais tenté le moindre dirigisme avec certaines personnalités, je me serais fait manger toute crue ! J’ai l’impression que nous avons fonctionné ensemble grâce au partage, au dialogue, à la bienveillance, à l’attention, à l’écoute. Le projet valait suffisamment la peine pour que les gens soient mobilisés. Il y a aussi une espèce de régulation qui se met en place : il y avait des grandes gueules qui savaient qu’elles pourraient trouver leur espace et qu’elles devraient se taire aussi par moments. Les choses se disaient avec douceur, même si le film se faisait dans une certaine intensité, avec ses montagnes russes. Et puis les choses se sont aussi mises en place dès le départ, dans le choix des gens : il me fallait « sentir » les personnes qui allaient faire le film, faire confiance à mon instinct, même si on peut se tromper. Il s’agissait de faire le pari de la solidarité, du fait que les gens aient envie d’être ensemble et qu’ils allaient prendre soin de ça. Le fait que j’aie embarqué ma famille dans l’histoire a fait que les gens ont trouvé ça culotté. Très vite, sur le tournage, ça a créé une vraie bienveillance.

Le scénario initial ressemble-t-il au film monté ?

Oui. Le scénario était là, très écrit, avec de petits espaces où était décrite la parole, où l’on précisait que le groupe parlait non stop. Il y avait des scènes très dialoguées, et d’autres qui laissaient plus de liberté au dialogue. On tenait beaucoup au rythme, parfois tout le monde parle en même temps et c’est improvisé, parfois c’est très précis avec des dialogues attribués. En débroussaillant le son au montage, j’ai découvert comme ça l’expression « des pulls couleur PQ »  dans les impros et ça m’a beaucoup plu !

Le film a quelque chose de très musical dans son ensemble, avec ses variations de rythme. Êtes-vous musicienne vous-même ?

Non, pas du tout. Mon grand-père, avant de mourir, avait lu mon premier scénario et lui avait trouvé quelque chose d’opératique. Lui était très mélomane, moi pas.

C’est aussi un travail de montage…

Oui, et le monteur, lui, joue beaucoup sur la question de la musicalité, du tempo.

Il y a, dans cette rythmique, dans la vitalité du film, quelque chose de très physique. On ressort chargé, voire éprouvé par ce film vigoureux. Ce n’est pas anodin de livrer un film qui produit cet effet sur son spectateur…

Il n’y a pas longtemps, une spectatrice est sortie du film en disant : « Je suis rincée, épuisée ». On aurait dit qu’elle avait fait un 100 mètres. Et moi, je suis heureuse d’entendre ça, car c’était vraiment mon intention de départ. Même si je sais que le film peut heurter à certains endroits qui ne sont pas dans la séduction. Je m’étais baladée dans les salles avec mon premier film, Qu’un seul tienne et les autres suivront, et ça m’a fait quelque chose. Je me suis dit : « Super, c’est bien, tu as parlé de prison, tu as été lucide, tu as essayé de lever le voile sur des conditions, tout cela est très sérieux et intéressant », mais j’avais l’impression que j’apportais de la gravité au spectateur. C’est bien aussi, car ça fait travailler le spectateur, mais j’ai réalisé que j’avais surtout envie de donner de l’énergie. J’avais envie qu’on ait de l’appétit pour les choses, qu’on se remobilise, qu’on ait de l’allant, de la foi en notre influence sur la vie. Mon film pose la question de la liberté, de celle qu’on s’accorde ou pas, des choix de vie. C’est ce que j’avais envie de transmettre. Je suis peut-être un peu naïve, mais à mon petit niveau, je me dis que les choses sont parfois étriquées dans les représentations et que j’avais envie d’ouvrir le thorax, de donner du souffle.

Il y a aussi les couleurs de votre film qui jouent un rôle important sur le plan de l’énergie transmise…

Oui ! L’idée était que le film soit solaire. Je réalise à quel point les couleurs manquent au quotidien. Je me demande parfois, dans la rue, pourquoi on est tous en deuil ! Les couleurs ont un pouvoir physique, comme vous dites. Je voulais que les couleurs du film donnent envie de sortir, donnent des envies de printemps, d’être avec les autres. Ma cousine m’a fait remarquer que j’avais repris dans le film les couleurs des peintures de ma mère. Dans ses aquarelles, il y a de l’or, du rouge, du noir, des mélanges de rouge et de rose. C’est vrai que, plus que la musique, j’ai été nourrie de tableaux et de couleurs.

Affiche dessinée par Marion Bouvarel pour un spectacle proposé par la troupe L'Agit.
Affiche dessinée par Marion Bouvarel pour un spectacle proposé par la troupe L’Agit.
Vous portez d’ailleurs une grande jupe jaune vif aujourd’hui !

Oui ! Et encore, je me suis calmée vestimentairement. À une époque, je ne voulais porter que des tissus africains ! Après, il s’agissait aussi de se dire qu’on allait aborder des émotions pas faciles, tout en montrant l’aspect épique et romanesque des choses. Car les choses peuvent coexister, les émotions sombres et remuantes, et un appétit de vivre fort, une tendresse et de la flamboyance. J’avais envie de renouer avec un certain panache, avec des personnages avec lesquels on a envie de boire des coups. Qu’on soit dans un certain inconfort. J’avais envie de traquer le confort comme quelque chose qui ne nous aide pas à nous rendre compte de la largeur des choses, qui ne nous réveille pas suffisamment.

Peut-on parler de la séquence de la « vente aux enchères » du personnage de Marion, que joue votre mère Marion Bouvarel ? C’est une longue séquence d’humiliation, très dérangeante…

C’est dingue que j’aie fait ça ! J’avais en tête l’idée qu’il y ait une forme de charité dans cette scène. Je sais qu’on n’y est pas tout à fait et qu’on se trouve dans quelque chose de plus dérangeant. Mais moi, j’avais envie que le personnage de Monsieur Déloyal dans cette scène dérive, par le spectacle, depuis la douleur de la réalité, de la violence de leur relation de couple. Oui, il y a du grotesque, de la cruauté, mais aussi de la douceur empreinte d’ivresse.

Le personnage de Marion se laisse faire, ne fuit pas, donc consent à ce jeu…

Oui, donc c’est pour ça que je pense qu’il y a quelque chose ici de l’ordre du jeu dans ce qu’il a de plus enfantin. Comme un enfant qui ne croit pas au réel, qui ne croit pas à la mort, qui ne respecte rien, si ce n’est la beauté du jeu. Je tourne autour de cette idée de jeu, mais ce n’est pas encore clair pour moi de la définir. Il y a, dans cette séquence, une très grande détresse de la part du personnage de ma mère, mais aussi de la dérision, une grande largeur dans les émotions. Je trouvais que ça donnait un rapport au présent très particulier. Je sais que cette séquence est dérangeante et certaines personnes vont trouver que les personnages sont horribles et monstrueux, mais derrière ce mot de monstre qu’on utilise trop facilement, il y a aussi l’idée d’oser la différence, il y a un désir de transgression. Je ne voulais pas rendre mes personnages aimables ou détestables, mais être dans une large gamme d’émotions. C’est ce souffle que j’aime chez  certains cinéastes, comme John Cassavetes, par exemple. Une femme sous influence a été un choc pour moi.