Cinéma et polémique : le marketing de Chez Nous

Entretien avec Romain Poujol, directeur marketing, Le Pacte

Bien avant sa sortie (mercredi 22 février), Chez nous, le film de Lucas Belvaux, a suscité une vive polémique initiée par le Front National (voir notre critique du film). Retour sur une campagne marketing affûtée, à l’heure où le film arrive sur les écrans.

Chez nous repose sur sujet politique fort. Cela a-t-il influé sur votre positionnement ?

On n’a pas du tout travaillé le côté politique. On s’est longtemps posé la question, et on a fini par décider de ne pas jouer cette carte-là. On a eu plusieurs projets d’affiche : des affiches bleu-blanc-rouge ; une fausse affiche de campagne électorale ; une affiche politique déchirée… Ce genre de choses. Mais ce qu’on voulait garder avant tout, c’était l’énergie qu’il y avait dans le film, et qu’on devait retrouver.

Pourquoi ne pas avoir voulu jouer la carte du film « politique » ?

On s’est dit qu’il fallait vraiment dépolitiser le film, dans un premier temps. Parce qu’on savait les réactions qu’il allait entraîner. Lucas Belvaux a fait ce film pour ça, et nous le distribuons pour ça aussi. On s’est donc dit qu’il ne fallait pas axer notre marketing là-dessus. On savait que, dans tous les cas, la presse allait se saisir de ce film pour poser des questions politiques. Notre travail, c’est de valoriser une œuvre cinématographique. C’est un film hyper documenté, mais pas marqué militant ou politique. Si on avait fait une affiche bleu-blanc-rouge, ou présenté le film comme traitant des coulisses du Front National, ça aurait été contre-productif. On aurait touché que les convaincus.

Le fait que le Front National s’en empare du film a-t-il eu un impact positif ou négatif pour le film ?

On savait et on souhaitait que le film fasse polémique, mais pas de cette manière. La bande-annonce a été dévoilée le 30 décembre, et dès que tout le monde est revenu de vacances, le 2 ou le 3 janvier, certains cadres du FN ont commencé à attaquer le film. Alors qu’il n’était pas terminé, et qu’ils étaient loin d’avoir vu autre chose que la bande-annonce. D’abord, nous nous sommes dit que c’était génial, que le Front National nous offrait une pub gratuite. Dans un premier temps, oui, c’est vrai : grâce à ça, le film a pu s’assoir sur une notoriété dès la mise en ligne de sa bande-annonce. Et nous, on ne distribue pas Jurassic Park : nos films, on les fait d’habitude exister à partir d’un premier passage télé, à la première affiche dans la rue, etc. Là, pour le coup, on a bénéficié d’une vraie notoriété dès janvier – là où normalement, la notoriété du film aurait commencé la semaine dernière. Donc, quand on regarde les faits, c’est très positif. Mais Chez Nous est là pour poser des questions, et comprendre pourquoi des gens qui ne sont pas fascistes ou racistes votent Front National. Comment on en arrive à voter pour le Front National. Donc c’est vraiment à eux qu’on s’adresse. Et les ténors du Front National, en cassant le film, en l’accusant de prendre parti, ont fait ce qu’ils font à chaque fois : ils ont parlé pour les gens, et leur ont dit : « n’allez pas voir ce film ». Ainsi, une partie des gens à qui s’adresse le film, ceux qui désespèrent de la politique et envisagent de voter Front National, à cause de tous ceux qui ont parlé du film sans l’avoir vu, ne vont pas être assez curieux ou assez courageux pour aller le voir, et peut-être y trouver les réponses aux questions qu’ils se posent. Bien sûr, pour nous, il fallait toujours se brider et résister à la tentation de réagir à chaque fois qu’un élu Front National parlait du film. Mais c’est le travail de la presse, et on est très content de tout ce qui a été fait de ce côté-là, et qui fait du film un évènement.

Pourtant, vous avez repris certaines phrases de cadres du FN dans une de vos publicités…

Oui, effectivement, pour un encart dans le JDD. En fait, quand on s’est rendu compte qu’on allait de toute façon se priver d’une partie des spectateurs à cause du discours du FN sur le film, on s’est dit qu’on allait jouer la carte à fond : l’idée était de reprendre des phrases de Philippot ou de Collard pour inciter le spectateur à se faire son avis par lui-même en regardant le film, plutôt que de se faire dicter sa manière de penser.

Cette publicité n’est parue que dans le Journal du Dimanche, pourquoi ?

Ça n’avait pas pour objectif d’être une campagne marketing en soi, c’était juste quelque chose qui nous amusait, qu’on avait envie d’essayer. On travaille depuis longtemps avec le JDD, et on aime passer par ce support pour expérimenter de nouvelles choses. De plus, le format de la pub dans ce journal le permettait, et puis on n’avait pas les moyens d’acheter plus d’espaces dans d’autres supports pour diffuser cette pub ailleurs…

Pensez-vous que cette prise à partie du film par le FN aurait pu être évitée ?

Ah ça, je ne sais pas. Vous savez, quand Lucas Belvaux a fait un film sur l’Affaire Elf [Les Prédateurs, 2007], qui démontait aussi les arcanes politiques, ou quand il y a une série type Baron Noir, qui s’attaque frontalement au Parti Socialiste, on n’entend pas les dirigeants de ces partis-là monter au créneau pour défendre le truc…

Pourquoi était-ce si important de sortir le film fin février ?

Déjà, par rapport à d’autres films – mais ça, c’est le travail du distributeur. Ce qu’on voulait évidemment, compte tenu du sujet, c’était de le sortir pendant la période électorale, et avant la dernière ligne droite. En fait, le film a été tourné en juillet, et l’équipe a mis les bouchées doubles pour qu’il soit prêt maintenant. Il n’a été fini définitivement que mi-janvier. Toutes les projections qu’on a faites avant étaient des versions sans effets spéciaux, sans musiques ou sans mixage définitif. C’est drôle : les premiers retours qu’on a reçus de la part des journalistes qui n’ont pas accroché, parlaient d’un film parfois trop caricatural, trop manichéen. Et finalement, quand on voit les réactions des élus Front National, on se rend compte que les personnages du film sont beaucoup moins caricaturaux que la réalité elle-même…