Dheepan

Ou l'état des choses

/ Critique parue dans le numéro de juillet 2015 de BANDE A PART, magazine de cinéma /

Dheepan, à retrouver dès aujourd’hui sur CINE+ À LA DEMANDE.

S’il est l’un des rares cinéastes français à se renouveler de film en film, Jacques Audiard n’en reste pas moins fidèle à des thèmes forts et récurrents de son cinéma. Palme d’Or au Festival de Cannes, Dheepan navigue en eaux troubles dans une zone de non-droit, pour une immersion plus « politique » que ne l’affirme son auteur et dont le spectateur ne sort pas indemne.

« Jamais deux sans trois », telle pourrait être la devise de Jacques Audiard après avoir remporté à Cannes le Prix du meilleur scénario pour Un Héros très discret en 1996, le Grand Prix pour Un Prophète en 2009  et la Palme d’Or, cette année, pour le très attendu Dheepan.

Plus encore, cet adage semble se lover au sein même de ce dernier projet cinématographique, définissant de manière ad hoc la notion de famille qui se trouve au cœur du récit, une histoire composée elle-même par un trio de scénaristes (Noé Debré, Thomas Bidegain et Jacques Audiard), épousant une structure de narration double, voire triple.

L’introduction du film invite à une transformation de l’univers de Jacques Audiard, exilé pour cette occasion au Sri Lanka où l’on parle le tamoul. Là, un ancien Tigre, le soldat Dheepan, une jeune femme, Yalini, et une petite fille, Illayaal, se font passer pour une famille afin de fuir l’horreur de leur pays. Arrivés en France, ils dupent les autorités françaises et parviennent à se réfugier dans une cité sensible, où Dheepan devient gardien d’immeuble, Yalini, aide ménagère, tandis que la petite Illayaal intègre l’école du quartier. L’ambiance est déterminée par les bandes qui font la loi, trafiquants et zonards dans les cages d’escalier, ménageant couvre-feu et zones balisées que le quidam doit respecter, la police ayant déserté les lieux depuis longtemps.

Dans une première phase et sous la forme d’un réalisme social acéré, le parallélisme entre l’âpreté du régime tortionnaire en guerre du Sri Lanka et les signes d’une hargne sous pression, mais encore contenue, de la France des banlieues, paraît l’un des enjeux fondamentaux du film. La qualité d’Audiard demeure néanmoins dans son habileté à ne pas trop s’y appesantir, pour se concentrer plutôt sur la marge d’oxygène dont bénéficient Dheepan et sa fausse famille pour reconstruire leurs identités détruites. En comparaison de l’enfer qu’ils ont vécu, le purgatoire d’une France grise reste ainsi un îlot salvateur. Ces rescapés, tenus aux tripes par un trauma profond et une solidarité impérieuse, s’inventent une nouvelle existence laissant éclore de nouveaux sentiments. La beauté du regard d’Audiard tient justement en cette attention qu’il accorde à chacun d’eux sur le chemin d’une forme de renaissance temporaire. Il est le spectateur privilégié d’une alchimie qui se concrétise dans la juxtaposition de leurs instincts de survie. L’impulsion qui pousse par exemple Deephan et Yalini à se découvrir une attirance mutuelle ou encore à s’occuper avec une si grande précaution d’une orpheline n’est pas le fruit du hasard. Elle traite de la croyance de l’auteur en une forme de déterminisme qui fixe la notion de « famille » bien au-delà de gènes communs. Aux aguets de l’état de résistance et des capacités d’adaptation de ses personnages immergés dans un monde brutal qui n’est pas le leur, Audiard montre aussi comment ils sont capables de s’ouvrir naturellement aux autres, par-delà leurs trajets, leurs langues ou leurs coutumes. Mais loin de tout angélisme et dans le cadre d’une thématique qui lui est chère, ses héros sont toujours circonscrits à un rôle d’otage face à des situations qui les dépassent : ils ne sont que poussière charriée au gré du vent de leurs destinées. La relation de Yalini avec un chef de gang (l’intense Vincent Rothiers) est un bel exemple de ce paradoxe qui détermine le bonheur éphémère et l’échec d’êtres aussi forts qu’ils sont fragiles.

Au même titre que la violence prend souvent par surprise, Audiard opère un contraste volontairement abrupt dans la deuxième partie du film. Il radicalise sa mise en scène en contrepoint de la précédente, au profit d’un éclatement d’agressivité et de virilisme outrancier quasi irréels. Si le saisissement du spectateur est complet, il donne également à assister à un registre plus ambigu, qui rappelle certaines intentions d’Un Prophète dans l’entrechoc de la fiction et de la réalité. Ici, Dheepan n’est plus humain mais une sorte de super-héros, un Tigre expérimenté hors norme, un justicier sans loi, dont les remontées d’acide et de réflexes refoulés évoquent aussi le trouble de Viggo Mortensen dans A History of Violence. Il n’en reste pas moins que ce déchaînement est l’objet d’une représentation emphatique qui procure une distanciation du spectateur, le laissant en proie à un questionnement indéniable : et si cet état de guerre arrivait réellement un jour ? Rares sont les films qui, au terme de leur discours, en convoquent un autre de manière aussi évidente, un de ceux qui vous jettent à l’extérieur de la salle avec pour seule projection mentale le devenir des personnages et l’avenir d’un pays pressenti en danger d’explosion. Un troisième film.

Dans le contexte actuel, Jacques Audiard aura eu beau jeu de nier toute implication politique à Dheepan, il n’en reste pas moins un objet anxieux sur l’état des choses en France. Et, même s’il apparaît en son sein une lueur d’espoir dans la capacité de l’homme à se réinventer, le constat de l’insondable calamité de ce dernier – notamment celle de se faire justice lui-même – en ressort suprêmement saillant et parfaitement redoutable.