Demolition

Le bel indifférent

Troisième plongée d’affilée dans l’âme made in USA après Dallas Buyers Club et Wild, Demolition permet au Québécois Jean-Marc Vallée de confirmer son brio narratif, doublé d’un sens aigu de la mise en scène. Avec un Jake Gyllenhaal en pleine expérimentation de son art d’acteur.

Étrange aventure que ce portrait d’un homme en pleine dépression et en plein déni. Le cinéma, les histoires en général, se construisent souvent autour de personnages qui partent d’un point A pour arriver à un point B. Avec le temps du récit comme trajet de transformation entre les deux. Le neuvième long-métrage de Jean-Marc Vallée en est un exemple parfait. Son protagoniste s’éprouve en cent minutes. Il fait le tour de lui-même. Une révolution personnelle. Un défrichage introspectif concrétisé par une hyper extériorisation de son état intérieur. Une reconstruction qui passe par une démolition totale, tout comme Matthew McConaughey et Reese Witherspoon campaient deux solitaires en pleine marche vers eux-mêmes dans les précédents opus du réalisateur.

Faire table rase quand plus rien ne va. C’est l’idée, tirée par le scénariste Bryan Sipe de son propre vécu. À force de projets avortés, de scripts rejetés, et d’un inaboutissement répété. Un être de fiction comme cristallisation du réel. C’est donc sur une insatisfaction, une frustration, qu’est né ce film. Le cinéaste y adapte une forme bienvenue, tendue, nerveuse, sensorielle, avec un filmage caméra à l’épaule et un maximum de lumière naturelle. Son directeur de la photographie Yves Bélanger (Laurence Anyways de Xavier Dolan, Brooklyn de John Crowley) s’y coule avec aisance, et ajoute une nouvelle pierre solide à leur collaboration américaine, en captant l’essence d’un état, d’un humain, en plein bouleversement.

À ses côtés, le chef décorateur John Paino réussit à rendre palpable cet anéantissement par l’élaboration et la construction de décors signifiants, à commencer par la maison du héros, forteresse high-tech de bois et de stuc qui va finir en miettes, à coups de masse. Comme la manie de Davis de démonter tous les mécanismes et objets, en perpétuelle quête de ce qu’il y a au-delà. Car il ne supporte plus rien de l’existence après la mort accidentelle de sa femme. Rien de tangible ne lui semble avoir de valeur. Alors il s’accroche avec obsession, malgré lui, à des détails. Comme ce distributeur automatique de boisson défaillant à l’hôpital, qui déclenche en lui une logorrhée épistolaire avec le service clients de la machine.

Acteur qui cherche et se confronte aux troubles de ses semblables, Jake Gyllenhaal joue avec excellence le dysfonctionnement intérieur et le déraillement extérieur. Il fait de son corps un outil qui passe d’une verticalité rigide initiale à un électrochoc de saillies dans l’espace. Il se fige, insiste, saute, répète les gestes puis sort du cercle mortifère de la vie réglée comme du papier à musique de ce banquier à succès, dont le glacis existentiel vole en éclats. Parabole sur la vacuité de la course matérialiste au confort et à la performance, ce portrait déglingué fait mouche. Par son atypisme et son énergie. Par son incarnation au poil (géniaux Naomi Watts et Chris Cooper). Par sa croyance profonde dans le cinéma comme espace de jeu sans limites.