Taxi Téhéran

L'homme à la caméra

Comment faire des films lorsque son propre pays emprisonne, muselle et interdit de créer ? En rusant. Jafar Panahi filme comme il respire. Par nécessité. Son huitième opus, road-movie et fable clandestine, éclate comme un chant d’amour à l’Iran, à son peuple et au cinéma. Ours d’or à Berlin.

D’un côté, la reconnaissance mondiale. Saisissante. Caméra d’Or (Le Ballon blanc), Prix du Jury Un Certain Regard (Sang et or) et Carrosse d’Or à Cannes. Léopard d’or à Locarno (Le Miroir). Lion d’Or à Venise (Le Cercle). Ours d’argent de la mise en scène (Hors jeu) et du scénario (Pardé), avant l’Ours d’or (Taxi Téhéran) à Berlin. De l’autre, l’acharnement dans son propre pays. Éloquent. Arrestation en 2009. Arrestation et emprisonnement de trois mois en 2010. Condamnation en 2010 à ne plus filmer, donner d’interviews et sortir d’Iran pendant vingt ans, et placement en résidence surveillée. Une dichotomie à rendre fou. Mais Jafar Panahi n’est dingue que de cinéma et de son pays.

 

Alors il filme, envers et contre tout. Aidé de ses collègues Mojtaba Mirtahmasb et Kambuzia Partovi, il tourne Ceci n’est pas un film dans son appartement, où il fait de son empêchement la matière même de sa création, et Pardé (Closed Circuit), toujours inédit en France, où deux personnages, forcés à se cacher, coexistent dans une maison aux rideaux tirés au bord de la mer Caspienne, et attendent les directions de leur créateur, Jafar Panahi. Avec Taxi Téhéran, il réalise pour la première fois en solo depuis sa cascade d’interdictions. Au propre comme au figuré, il prend la route, au volant d’une voiture, taxi improvisé dans les rues de la capitale.

 Le dispositif est simple. La caméra est fixée sur le tableau de bord et ne sort jamais du véhicule. Avec comme prétexte la surveillance antivol, elle peut balayer l’espace à 360 degrés, et saisir la réalité de la ville vue de l’intérieur, et de « l’enfermement ». Mais c’est bien le cinéaste qui conduit et dirige.

Les voyageurs se succèdent. Une institutrice, un voleur, deux superstitieuses, un homme blessé et sa femme, un vendeur de DVD, la nièce du cinéaste et l’avocate Nasrin Sotoudeh. Tous racontent une part de leur quotidien, de leur vie et de leur pays, pétri de contradictions. Une nation où la débrouillardise et la résistance font survivre quand on garde les yeux ouverts et qu’on ne veut pas que subir.

 La frontière entre le documentaire et la fiction est un terrain poreux dont le cinéaste use avec malice.

Tout est savamment construit ici pour dire la réalité iranienne d’aujourd’hui. Et la puissance cinématographique transcende ce qui n’aurait pu être qu’un essai théorique et un banal enchaînement de saynètes. Taxi Téhéran emporte, car il célèbre avec finesse l’humanité salvatrice au milieu de la censure. On rit avec les sorties décapantes de la jeune nièce, et Panahi traité d’abruti par une passagère. La gorge se serre lorsque la combattante Nasrin Sotoudeh dépose une rose devant la caméra pour les cinéphiles du monde entier, défenseurs de la liberté d’expression. La capacité créatrice du réalisateur reste le meilleur plaidoyer anti-oppression. Jafar Panahi est grand !