Un héros viscontien

Saint Laurent, ce soir à 20h45 sur Ciné+ Emotion

…également disponible sur CINE+ A LA DEMANDE.

1967-1976, Bertrand Bonello porte à l’écran la grandeur décadente de Saint Laurent. Vertige du portrait romanesque de haute couture cinématographique.

Quelle folle allure ! Saint Laurent s’est révélé comme on l’avait rêvé, fantasmé, espéré. Un film d’esthète impeccable, à la fluidité élégante, au récit brillant. Une œuvre toute personnelle, libérée et radicale, glissée dans les plis d’une âme brûlante, au creux des affects déshabillés de Yves Saint Laurent, mis à nu et recousus à vif ensemble, après avoir été démontés, pour recomposer le portrait personnel, sublime et éprouvant, suscitant notre immense sympathie, autrement dit notre souffrance partagée avec le génie torturé et dépressif.

Saint Laurent n’est pas un objet, c’est un sujet. Rien n’est expliqué sur la manière dont Saint Laurent est devenu Saint Laurent, couturier à succès, marque à notoriété mondiale. Bertrand Bonello, avec le scénariste Thomas Bidegain, s’est affranchi des illustrations biographiques : le biopic classique, vie et mort de, n’intéressait pas le cinéaste inspiré. Son film est une fiction mentale existentielle, attachée à une scrupuleuse approche de ce qui a coûté à Saint Laurent de l’être. Qui, Saint Laurent, personnage complexe et mythe fascinant ? Le voyage sous un crâne passe du jour à la nuit et aux limbes, entre 1967 et 1976, dix ans de la vie du grand couturier, le temps des épiphanies de deux grandes collections, Libération et Ballet russe.

Héros funambule, Yves Saint Laurent a la silhouette penchée gracile, mains d’oiseau et voix de plume, de Gaspard Ulliel, sensualité et grâce d’une beauté magnétique. Il est successivement le jeune homme, la star, YSL, pris dans la lumière d’une célébrité dévorante qui le descend aux enfers. Saint Laurent aurait pu être un personnage de Visconti, une figure tragique et décadente, et dans le temps cinématographique spiralé et proustien de Bertrand Bonello, voici qu’il apparaît plus tard, sous les traits vieillis de Helmut Berger, autre mythe et autre fantôme, apparition spectrale projetée dans un paysage émotionnel de violence et de passion.

S’il entre dans l’atelier de couture, en documente le travail, fréquente les collaborateurs connus du créateur, Saint Laurent n’est que lointainement un film de mode. C’est un film de psyché noir et lumineux, marchant au bord des gouffres et au-dessus du vide, sur le désir et ses impasses, sur les passions avancées et exacerbées, sur la drogue et ses assomptions addictives. Il tourne autour de l’icône puissante et fragile, à la fois hors du monde et dans une époque qui change dont il est le couturier moderne. Créer une œuvre, s’y consacrer, se consumer : dans le miroir brisé, Bertrand Bonello assemble, avec une étonnante audace formelle, les fragments épars de l’image spéculaire de Saint Laurent. Du romanesque fulgurant, vivant à la folie.