3 coeurs

Les histoires de cœur(s) finissent mal, en général. Surtout celles contées sur un rythme syncopé. 3 Cœurs, le nouvel opus de Benoît Jacquot, est d’une grâce déchirante en effet, tout comme ses interprètes, Charlotte Gainsbourg, Chiara Mastroianni et Benoît Poelvoorde.

Une tragédie sans fureur. Un mélodrame sans pathos. Un thriller sans autre coupable que le destin. 3 Cœurs, le nouveau film de Benoît Jacquot, est tout cela à la fois. Imbriquant tristesse et beauté comme rarement dans le cinéma français, il puise aux sources de bien des genres en somme, et de bien des émotions, pour mieux les chahuter. Et nous avec. De fait, ce sombre opus, porté par la musique de Bruno Coulais, est déchirant. Deux raisons, peut-être, à cela. D’abord, 3 Cœurs est une histoire… de cœur, littéralement, qui raconte l’amour d’un quadragénaire (aimable) pour deux sœurs (aimantes) dans une ville provinciale aujourd’hui ; l’une de ces liaisons étant cachée donc funeste. Des élans intimes et universels, on le voit. Mais surtout organiques, puisque l’on vibre au rythme de leurs fulgurances (la première rencontre, magnétique), de leurs conflits (le rendez-vous manqué), ou de leurs déplacements (mais chut…).

Façon syncope, en somme, au sens musical comme au sens propre ! Benoît Jacquot et Julien Boivent, son coauteur, ne l’ont pas oublié : le cœur est d’abord un muscle qui se contracte, et parfois se dérègle ou s’affole. Si cette histoire est aussi prégnante, dans un premier temps, c’est donc bien parce qu’elle est à prendre au pied de la lettre. Les contractions (du récit comme des personnages) sont d’ailleurs annoncées d’entrée de jeu : Marc, le héros du film, révèle très vite qu’il souffre de problèmes cardiaques. Des malaises qui auront un rôle déterminant dans l’évolution de l’intrigue. Nous voilà prévenus : l’être humain est en sursis, décidément. Tout comme ses sentiments.

Le deuxième argument qui pourrait expliquer la puissance émotionnelle si particulière de 3 Cœurs tient, lui, en deux petits mots irrévocables : trop tard. « Le ‘trop tard’ », les deux mots inconsolés où tient tout le malheur de notre espèce (…) », a justement écrit Bernanos à propos de cette sensation vertigineuse, au bord des larmes et des regrets, qui est, bien sûr, la clé de voûte d’à peu près tous les mélodrames. Dont le fameux Elle et lui, de Leo McCarey, auquel on ne peut s’empêcher de penser…Sauf que Benoît Jacquot, contrairement à son aîné américain, ne s’accorde aucun moment de comédie en contrepoint de sa sombre trame. Plus proche d’un Douglas Sirk si l’on veut (mais aussi d’un François Truffaut, reprenant, après lui, le procédé du narrateur-auteur en voix off). En fait, ici, le réalisateur français ne cherche jamais à lutter contre la gravité des situations. Nulle pirouette salvatrice dans l’intrigue, nulle légèreté réconfortante çà et là dans les dialogues. Du coup, les moments d’apaisement qu’il offre à ses personnages semblent toujours provisoires et menacés, comme suspendus à cette ligne fatale.

Est-ce à dire que la tonalité de l’ensemble, franchement opératique, finit par devenir pesante ? hiératique ? Non, heureusement ! Cela grâce aux variations des lieux et des lumières, qui nuancent le film, l’irisent et l’aèrent, lui permettant de toucher quelque chose du mouvement de la vie. Julien Hirsch, le directeur photo, accomplit là un travail remarquable, notamment dans le registre du clair-obscur. C’est d’ailleurs dans cette rencontre entre l’ordinaire (les protagonistes s’appellent Marc, Sylvie, Sophie ; ils sont inspecteur des impôts ou antiquaires) et l’extraordinaire (la force de leurs sentiments, la beauté éclairante des décors et des cadres) que 3 Cœurs, souvent, se révèle le plus poignant.

Reste que cette partition épurée, traversée par des silences bouleversants (un jeu de regards, par Skype interposé, donne à voir une séquence inoubliable) ne pouvait s’accomplir qu’avec des interprètes haut de gamme. Benoît Jacquot ne s’est pas trompé en retrouvant Catherine Deneuve, impériale dans un second rôle, ni, surtout, en choisissant Charlotte Gainsbourg et Chiara Mastroianni pour incarner ses deux sœurs de cinéma. La grâce instable de la première sied idéalement au personnage fuyant, mystérieux, entêtant, de Sylvie. Tandis que la seconde investit avec une belle intelligence sensible le personnage plus quotidien (et moins flatteur) de Sophie. Quant à Benoît Poelvoorde, inattendu dans l’univers romanesque de Jacquot, il est abyssal. Au cœur, vraiment, de ce dispositif inquiet. En clair, son Marc tout en ondes et syncopes est à tomber.

Ariane Allard