Le Bureau des Légendes

La série que l’on n’espérait plus

Flash-back, mai 2015. Au terme d’une première saison délicieusement retorse et romanesque, innervée par une tension lancinante, des milliers de spectateurs se voyaient obligés d’abandonner l’agent secret « Malotru » (Mathieu Kassovitz) face à un dilemme moral, sentimental et patriotique pour le moins épineux (on n’en dira pas plus…). Depuis, tous attendaient le retour du super espion, empêtré dans la toile de ses multiples identités, prisonnier d’un labyrinthe mental et géo-politique inextricable. Attente fébrile tant la réussite inattendue de cette série estampillée Canal+ paraissait miraculeuse, et reposait sur un fragile équilibre.

Si rien ne permet aujourd’hui de présager du futur du Bureau des Légendes, alors que la saison 3 vient d’être officialisée, force est de constater que l’attente aura été largement récompensée. La réussite la plus appréciable de cette saison 2, en tout point supérieure à la précédente, est d’avoir su conjurer le sort trop fréquent des séries françaises, souvent incapables de transformer l’essai de leurs mises en route. Souvenons-nous de la cruelle déception qui avait accueilli le retour des Revenants, autre série Canal qui laissait augurer des lendemains glorieux après un premier exercice unanimement applaudi.

 

Ce qui frappe avant tout devant cette quasi anomalie dans le paysage de la fiction française, c’est l’extrême qualité de tous les secteurs créatifs, qui lui permet de traverser sans aucune faiblesse sa durée ambitieuse de dix épisodes d’une heure chacun, et d’élargir toujours plus l’univers patiemment installé l’année dernière. Jamais l’écriture ne cherche à forcer le rythme du récit, à surcharger son scénario d’informations, ou à lorgner du côté des séries américaines pour s’imposer (coucou Braquo…). Car c’est bien une histoire profondément française que semble avoir voulu structurer Eric Rochant. Aucun hasard dans ce projet pour l’ancien espoir du jeune cinéma national du début des années 1990, qui, dès 1994, s’était déjà frotté au monde de l’espionnage avec Les Patriotes, mettant en scène des recrues françaises du Mossad dans leurs missions d’infiltrations. Persévérant, le réalisateur-scénariste était même revenu à son obsession près de vingt ans plus tard, avec Möbius en 2013, malheureusement sanctionné d’un échec public.

Si l’on pouvait croire, à l’annonce de la première saison, que son retour à la télévision était un pis-aller pour se remettre de cette mauvaise passe, il s’est vite avéré qu’il n’en était rien, et qu’il envisageait plutôt ce format au long cours comme le meilleur moyen de donner à ses envies d’espionnage toute l’ampleur nécessaire. En réussissant à s’octroyer, pour la première fois en France, le rôle de showrunner, concept anglo-saxon consistant à superviser toutes les étapes de fabrication du programme, Rochant s’est transformé en architecte tatillon d’un vaste univers fictionnel, dont la force première est son absolue cohérence, et une justesse de ton jamais mise en défaut. Un détail, en apparence anodin, mais capital, dit tout de la réussite de l’entreprise : rarement avait-on vu le monde du travail dans sa quotidienneté aussi bien traité à l’écran, ce qui concourt à ancrer l’histoire dans un monde réel et tangible, et donc d’autant plus immersif, tant pour le spectateur que pour les comédiens.

C’est aussi par son casting que Le Bureau des Légendes donne toute sa mesure. Acteurs connus et nouvelles têtes, tous brillent par leur excellence. D’un Jean-Pierre Daroussin en état de grâce, dans le rôle d’un fonctionnaire du mensonge profondément humain, attaché aux hommes et aux femmes dont les vies sont souvent suspendues à ses décisions, à une Florence Loiret-Caille qui s’impose, dans la foulée de L’Effet aquatique, comme l’un des tempéraments les plus braque et touchant du cinéma français, en passant par la fausse douceur de la troublante Sara Giraudeau, chaque épisode devient un festival de talents sans jamais tourner à l’exercice de virtuosité vaine. Avec, au sommet, dans un jeu tout en retenue, mais laissant poindre à travers d’infimes nuances de regard une tension permanente de félin aux aguets, Mathieu Kassovitz, qui rappelle qu’il est l’un des meilleurs acteurs de sa génération, et continue de creuser un sillon passionnant dans sa carrière, interrogeant en permanence la notion de jeu, de masque et de mensonge propre à son métier de comédien. Malotru, super espion incapable de lâcher prise et de retrouver sa réelle identité, peut ainsi être vu comme un proche cousin de ses personnages d’Un Héros très Discret, d’Un Illustre Inconnu, du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, et même jusqu’au capitaine négociateur Legorjus dans son dernier film en tant que réalisateur, le trop sous-estimé L’Ordre et la Morale, qui entretient de nombreux liens esthétiques avec la série.

Succès total donc, pour une série qui est devenue en deux saisons un modèle d’artisanat dont la modestie n’a d’égale que l’ambition, et qui aura réussi l’exploit de laisser à nouveau ses fans en apnée à l’issue du dernier épisode, sommet de tension et de jouissance narrative, redonnant à la formule « À suivre » toute sa force d’attraction.