Fargo

Adapté du film-culte des frères Coen, la série Fargo rend hommage à toute l’œuvre des cinéastes tout en multipliant les thèmes et les enjeux du film. Si le ton n’y est peut-être pas, le reste oui, assurant un embarquement immédiat.

De la télé au cinéma

Fut un temps, pas si lointain, où les choses semblaient claires, nettes, carrées. À la télévision, on voyait des séries, au cinéma, des films. Parfois, une série au potentiel plus ou moins culte passait la barrière et se faisait adapter, par des producteurs soucieux de remplir leurs tiroirs-caisses et considérant que la télé n’était, au fond, qu’un réservoir à thèmes, motifs, figures ou sujets pour films en manque d’imagination. Les ploufs que firent, pour ne citer qu’eux, Le Saint, Chapeau melon et bottes de cuir, X-Files ou même Twin Peaks en plongeant dans le bain du grand écran retentissent encore avec force à nos oreilles. Mais ça, c’était avant. Avant que la donne change, avant que HBO ne redéfinisse à jamais ce qu’est, et doit être, une série, avant que l’âge d’or de la télé ne vienne rendre les frontières formidablement poreuses entre les deux médias.

Et vice-versa…

Impossible en effet de ne pas remarquer que le balancier s’est aujourd’hui inversé. Non plus la télé d’un côté et le cinéma de l’autre, mais un melting-pot incroyablement stimulant où l’un sert l’autre, et vice-versa, où les artisans d’un monde passent de l’autre côté du miroir avec souplesse et naturel. Scorsese pour le pilote de Boardwalk Empire, Gus Van Sant pour celui de Boss, James Gray pour celui de Red Road, Jane Campion aux commandes de Top of the Lake, Fincher à celles de House of Cards ou même des films « classiques » voyant leurs univers déclinés et étendus en plusieurs épisodes (Psycho, Le Silence des agneaux ou désormais Fargo)… L’hybridation version 2014, bien loin d’être un concept-gadget, prouve deux choses. D’abord que la télé est assurément devenu un média aux reins assez solides pour supporter qu’un univers, qu’on pensait a priori fini, s’y étende presque à l’infini, mais surtout qu’elle n’est plus nécessairement une source pour le cinéma, mais peut-être bien un but, au point même que l’on est en droit de se demander si elle n’est pas, aujourd’hui, devenue le média le plus noble des deux.

Les Coen sont partout

Bien sûr, il ne faut pas se leurrer. Lorsqu’une série est adaptée au cinéma ou qu’un film se voit décliné en série, quels que soient les moyens ou les stars que l’on y place, le processus anticipé par les créateurs reste le même : un premier objet culturel a su engendrer une fidélité des spectateurs, un attachement particulier et le second doit nécessairement jouer de ces attentes, compter sur la familiarité d’un univers, pré-déterminer l’idée même de reconnaissance. Cela, Fargo, adapté sur 10 épisodes du film-culte réalisé par les frères Coen en 1996 par Noah Hawley (Bones, My Generation) pour le compte de la chaîne câblée FX, l’a parfaitement compris.

C’est d’abord la mention iconique qui ouvrait Fargo (« This is a true story. The events depicted in this film took place in Minnesota in 1987. At the request of the survivors, the names have been changed. Out of respect for the dead, the rest has been told exactly as it occurred » – 2006 ayant simplement remplacé 1987) qui ouvre chaque épisode, perpétuant et accentuant l’amusant double sens créé par les Coen. Le fait divers en question n’avait en effet rien de vrai, les frères ayant simplement placé cette mention pour rappeler qu’en terre de création, la seule vérité qui compte n’est pas celle de l’authenticité des faits, mais bien celle du cinéma, amusant jeu de miroirs désormais repris par la télé.

Puis viendront encore, évidemment, les images marquantes du film, et ses figures primordiales : un personnage, seul, perdu dans une immensité neigeuse, une statue de bûcheron à l’entrée d’une bourgade, une policière à la chemise beige outrageusement tendue sur son ventre de femme enceinte, le banal comme moteur à fiction, l’Amérique déglamourisée, l’idiotie et la lose… Tout y sera.

Le plus et le moins

Mais ce qui frappe aussi dans ce Fargo, c’est la façon dont ses créateurs se sont servis d’un cadre précis non pas seulement pour faire revivre un film chéri, mais bien plus pour rendre hommage à toute l’œuvre des Coen. Les deux frères, devenus producteurs exécutifs de la série en cours de route, tant ils ont aimé les scripts qu’on leur a soumis, sont en effet partout. Billy Bob Thornton en tueur sanguinaire et philosophe, affublé d’une coupe de cheveux improbable ? C’est le souvenir d’Anton Chigurh qui se met à hanter. Un plan d’ouverture nocturne, en voiture, et des éclairs de violence gore ? Celui du plan d’ouverture et des giclées sanglantes de Blood Simple. Un air de country, une pluie de sauterelles ? The Big Lebowski arrive. Le « roi du supermarché » filmé en légère contre-plongée, suintant, derrière son bureau ? Tiens, voilà le fantôme du producteur hollywoodien de Barton Fink. L’évocation de Dieu ou une lettre anonyme de chantage ? Bonjour, The Man Who Wasn’t There… Est-ce à dire pour autant que Fargo, la série, n’a pas réellement d’identité propre ? Non, bien sûr que non. Car ses créateurs, les malins, ont aussi compris que le signe sous lequel placer cette adaptation pour la faire exister comme un objet singulier, était celui du « plus ». Narrativement, la série multiplie en effet les personnages secondaires et les intrigues. Centrée autour du couple formé par Lester Nygaard, un miteux agent d’assurances (Martin Freeman, plus cabotin que William H. Macy), et Lorne Malvo (Thornton, séducteur et diabolique), un tueur à gages pousse-au-crime, et épousant un schéma bien plus ouvertement faustien que le film, la série ira même jusqu’à se déployer dans le temps sur plusieurs années, et dans l’espace, nous faisant quitter momentanément les grands espaces gelés du Minnesota pour Kansas City, Vegas ou le Montana. Si les attentes sont à la fois comblées et déjouées, le ton de la série, lui, séduit un peu moins. La singularité des Coen est en effet de savoir pratiquer, comme nuls autres, le mélange des genres, osant dans une même scène d’improbables mais hilarants mixes de comédie et de tragédie, l’un ne sous-évaluant jamais l’autre. Dans la série, on a préféré scinder, soulignant la comédie par une musique guillerette et une réalisation plus hachée de sitcom, et le drame par des effets anxiogènes appropriés. Non que le mouvement nous balançant de l’un à l’autre ne soit pas intéressant, mais c’est peut-être là, précisément dans cette distinction, que la série trouve sa véritable spécificité. Non pas faire cohabiter, mais plus simplement faire coexister. Reste pourtant, avec cette accrocheuse série, le sentiment vif d’un voyage entre la télévision et le cinéma parfaitement réussi, mené par une équipe créative aussi rusée que cohérente. Une preuve comme une autre qu’en terres artistiques, le mieux n’est pas forcément l’ennemi du bien.