Rendez-vous avec Alain Delon
Le dimanche 19 mai, le Festival de Cannes rendait hommage à Alain Delon, l’un des rares monstres sacrés contemporains du cinéma français. Le soir, l’acteur se voyait décerner une Palme d’or d’honneur pour l’ensemble de sa longue carrière, parsemée d’un grand nombre de films prestigieux. Une récompense qui lui avait déjà été proposée plusieurs fois dans le passé, mais qu’il avait déclinée, prétextant qu’elle était avant tout due aux maîtres dont il n’avait été que l’interprète. Si aujourd’hui il l’acceptait, c’était toujours pour les honorer.
Le matin, il avait participé à une rencontre animée par Samuel Blumenfeld, journaliste au Monde, qu’il connaît bien et avec qui il se sent à l’aise. Entrant dans la salle Buñuel, bondée, il fut impressionné par cette foule d’admirateurs qui ne l’avait pas oublié et lui offrait spontanément une standing ovation des plus enthousiastes. L’entretien fut conduit de manière chronologique par Blumenfeld, remontant donc à ses débuts. D’emblée, Delon rappelle qu’il doit tout aux femmes qu’il a aimées, à commencer par Brigitte Auber, jeune vedette des années cinquante (Rendez-vous de juillet, Jacques Becker, 1949 ; La Main au collet, Alfred Hitchcock, 1955), qu’il rencontra à Saint-Germain-des-Prés, après sa période « voyou » à Pigalle, et qui l’introduisit dans le milieu du cinéma. L’année 1957 fut déterminante pour lui, car, choisi par Yves Allégret (sur recommandation de son épouse) pour jouer aux côtés de Jean Servais dans Quand la femme s’en mêle, il reçut un conseil de ce réalisateur qu’il mit en pratique tout au long de sa vie d’acteur : « Sois toi-même, ne joue pas, vis ! ». Ce qu’il fit aussitôt pour son rôle de Jo, n’étant jamais décontenancé tout au long du tournage : « Je me suis senti tout de suite dans mon élément », et acteur il demeura. Un extrait de Plein Soleil (René Clément, 1959) le montrant en train de faire croire qu’il a passé la nuit dans une chambre en est la parfaite illustration, le moindre geste ou déplacement de Delon étant d’une justesse et d’un timing inouïs. Il nous explique que René Clément ne l’avait pas dirigé dans cette scène, lui demandant seulement de se comporter comme s’il était chez lui. « Je crois que j’avais un certain don », conclut-il, l’air amusé.
Puis Blumenfeld le questionne sur sa rencontre avec Luchino Visconti, qu’il doit une fois de plus à une femme, l’agent d’Edwige Feuillère, Olga Horstig, qui le présenta au futur auteur de Rocco et ses frères (1960) et du Guépard (1963). Un extrait de chacun de ces films est alors projeté, Delon ne pouvant retenir ses larmes à la vue d’Annie Girardot dans le premier, ému par sa beauté d’alors, émotion qu’il s’interdit d’ordinaire, refusant de regarder la moindre minute de ses anciens films comme La Piscine (Jacques Deray, 1969), où il ne peut revoir Romy Schneider et Maurice Ronet sans s’effondrer. Est évoquée ensuite son admiration pour Jean Gabin, qui l’avait adoubé pour Mélodie en sous-sol (Henri Verneuil, 1963) et qu’il avait retrouvé pour Le Clan des Siciliens (id., 1969) et surtout dans Deux Hommes dans la ville (José Giovanni, 1973), film qui dénonce la peine de mort et dont il est fier. Delon évoque ensuite son désir de maîtriser le cours de sa carrière en devenant producteur, puisque son absence d’éducation scolaire normale l’avait empêché de devenir auteur. C’est avec L’Insoumis d’Alain Cavalier, en 1964, qu’il s’engage dans cette direction, apportant sa touche personnelle dans la scène finale du film, où son personnage meurt, entouré de chevaux, comme Sterling Hayden dans Quand la ville dort (The Asphalt Jungle, 1950) de John Huston. Interrogé sur sa non-participation au courant de la Nouvelle Vague, Delon explique que les jeunes cinéastes appartenant à ce mouvement lui étaient hostiles parce qu’il travaillait avec Clément, Verneuil… qu’ils n’aimaient pas : « J’étais banni. J’en avais rien à foutre ! », conclut-il en balayant le sujet d’un revers de la main.
Le journaliste du Monde aborde ensuite sa période hollywoodienne (1964-65), David O. Selznick l’ayant engagé à la MGM pour cinq films. Delon évite, là aussi, le sujet et se limite à rappeler : « Vivre en Amérique, ça ne m’allait pas ! », omettant de signaler qu’il n’apparut que dans trois films qui ne connurent pas le succès, échec cependant injustifié pour le très bon Les Tueurs de San Francisco (Once a Thief, 1965) de Ralph Nelson. L’entretien rebondit avec l’évocation du Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967), dont Blumenfeld montre la scène d’ouverture. Delon aime les anecdotes et nous en raconte deux relatives à ce cinéaste qui l’ont marqué. Apprenant que les studios de Melville, rue Jenner à Paris, viennent de brûler pendant la nuit, l’acteur se précipite sur place. Il y découvre, en robe de chambre, au milieu des ruines, Melville qui contemple le désastre (il venait de perdre, outre son studio personnel, son appartement, sa bibliothèque, sa collection de films). Le cinéaste le voyant l’air très compatissant, lui dit en désignant le désastre : « Mon Coco, notre oiseau ». « Coco » était sa manière d’appeler Delon et l’oiseau était le canari que son personnage, Jo Costello, gardait chez lui dans une cage, seul élément de vie dans son antre sinistre. Melville faisait tristement référence à cette scène, tournée la veille de l’incendie, dont la seule véritable victime fut un canari ! Delon profite de cet extrait pour exprimer toute l’admiration qu’il portait à François de Roubaix, le compositeur de la musique du Samouraï, mais aussi de celle des Aventuriers (Robert Enrico, 1966). Puis il nous raconte sa deuxième anecdote relative, cette fois, au décès de Melville. Le cinéaste déjeunait en compagnie de Philippe Labro au restaurant de l’hôtel PLM Saint-Jacques à Paris. Labro adorait raconter des blagues hilarantes. C’est à l’écoute de l’une d’elles que Melville éclata d’un rire si fort qu’il lui causa une soudaine rupture d’anévrisme et il mourut sur le champ. Delon fut alors très affecté par cette disparition, car Melville était devenu l’un de ses cinéastes de prédilection, après avoir tourné trois films ensemble (outre Le Samouraï, Le Cercle rouge, 1970 ; Un flic, 1972).
La fin de l’entretien fut consacré à M. Klein (1976), film écrit et réalisé par deux communistes notoires, l’Italien Franco Solinas et l’Américain exilé (victime du maccarthysme) Joseph Losey, film donc produit et interprété par le gaulliste Delon. Ce dernier précise que c’est le film dont il est le plus fier, car il était très risqué au départ, traitant de la rafle du Vél d’Hiv de 1942, épisode honteux pour les Français sous l’occupation allemande. « Le risque, c’est ça qui m’excite », avoue Delon, et ce film « c’était tout ce que je n’avais jamais fait ». Un engagement passionné qui l’amena à modifier la fin de l’histoire, qui devait montrer Michael Lonsdale extraire Monsieur Klein de la foule des raflés. Delon pensait que son personnage ne devait pas échapper à la rafle et convainquit Losey de conclure ainsi le film. Gamin (il avait dix ans) en 1945, Delon avait entendu, dans la cour de la prison de Fresnes, le bruit des balles tirées sur le condamné à mort Pierre Laval, pourtant à demi-mort après sa tentative de suicide ; il avait vu passer le général Leclerc à la tête de ses troupes libératrices ; et surtout il avait été le témoin de la tonte des femmes qui avaient succombé aux charmes de l’occupant. Des raisons suffisantes pour produire M. Klein. Le film représenta la France au Festival de Cannes et ne reçut aucune récompense, un juré espagnol étant hostile à Delon, nous révèle-t-il. Le film ne rencontra pas non plus le succès public qu’il espérait. M. Klein est donc l’un des plus grands regrets de l’acteur. Regret partagé par la salle, qui lui offrit une seconde standing ovation. Regret à nouveau atténué, le soir, par la projection de ce film, à l’issue de la remise de la Palme d’or d’honneur à son producteur-interprète, donc à son demi-auteur.