Jean Gabin

Pérennité d'un acteur

Du 16 mars au 30 mai 2016, la Cinémathèque française rend hommage à Jean Gabin en présentant 50 de ses 98 films, ses tout premiers (Chacun sa chance, Hans Steinhoff et René Pujol, 1930) comme ses derniers (Deux Hommes dans la ville, José Giovanni, 1973), projections agrémentées de plusieurs conférences. Judicieuse initiative, car, à l’heure où le cinéma français, à l’exception de Gérard Depardieu, ne présente plus d’acteurs de cette trempe encore en activité, il est bon de se souvenir de celui qui, en 48 ans de carrière, a incarné le mieux l’esprit social de son temps, et cela avec un style de jeu très personnel.

C’est en 1935 avec son 22ème film, La Bandera de Julien Duvivier, que Gabin interprète pour la première fois un type de personnage avec lequel les spectateurs s’identifient instantanément : celui du bon « mauvais garçon », victime de la fatalité et condamné à devenir un « homme traqué ». Il l’est à plusieurs reprises jusqu’en 1939 et la plupart du temps dans des films qui deviendront des classiques (Le Quai des brumes, Marcel Carné, 1938 ; Le jour se lève, id., 1939…). C’était l’époque où la France, frappée par les conséquences internationales de la crise économique américaine de 1929, sombrait dans le chômage, la division politique, les faux espoirs du Front populaire, s’inquiétait de son voisinage fasciste (Italie, Allemagne, Espagne) et envisageait douloureusement le futur. Un désarroi que l’acteur signifia à la perfection dans La Grande Illusion de Jean Renoir en 1937.


Le jour se lève / scène de la révolte de Jean Gabin à la fenêtre de son immeuble : 3’54’’

La Deuxième Guerre mondiale interrompt cette communion d’esprit avec ses admirateurs, Gabin refusant de travailler sous le joug allemand. Il part pour Hollywood, mais, sentant qu’il trahit son pays, rejoint très vite les Forces navales françaises libres, puis la 2ème Division blindée du général Leclerc, engagement qui lui vaut la Médaille militaire et la Croix de guerre. De retour sur les écrans en 1946, il préfère Martin Roumagnac (George Lacombe) aux Portes de la nuit de Carné pour pouvoir jouer aux côtés de sa compagne, Marlene Dietrich, et connaît alors une série d’échecs ou de maigres succès (Le Plaisir, Max Ophuls, 1952 ; La Vérité sur Bébé Donge, Henri Decoin, id.). Ce n’est qu’en 1954, grâce à Jacques Becker et à son Touchez pas au grisbi, que Gabin parvient à adapter son nouveau physique (cheveux blancs, corpulence plus prononcée) à un type de personnage qui rencontre à nouveau l’adhésion du public. Un personnage de patriarche imposant, qu’il saura renouveler de film en film, en différenciant ses positions sociales : organisateur de spectacles dans French-Cancan (Renoir, 1955), anarchiste fantasque (Archimède le clochard, Gilles Grangier, 1959), président du Conseil (Le Président, Henri Verneuil, 1961), chef de clan (Le Clan des Siciliens, id., 1968) ou propriétaire terrien (La Horse, Pierre Granier-Deferre, 1970 ; L’Affaire Dominici, Claude-Bernard Aubert, 1972) – comme il l’était lui-même (La « Moncorgerie », sa ferme dans l’Orne, ainsi nommée à partir de son propre patronyme, Moncorgé).

Jean Gabin et Lino Ventura dans Touchez pas au grisbi de Jacques Becker

La France souffrait alors d’une absence de véritable leader politique, la IVème République ne battant plus que d’une aile. Le public des salles obscures y remédiait en la personne du « Vieux », comme l’avaient surnommé certains de ses collègues (Grangier, entre autres). Acte prémonitoire, confirmé en 1958, quand le général de Gaulle prend les commandes de l’État au moment où Gabin se présente, cette même année, dans la panoplie d’un commissaire (Maigret tend un piège, Jean Delannoy) et d’un inspecteur de police (Le Désordre et la Nuit, Grangier), d’un avocat (En cas de malheur, Claude Autant-Lara) et d’un baron de la finance (Les Grandes Familles, Denys de La Patellière). De là à dire que sans Gabin, le général…, nous n’irons pas jusque-là, mais ajoutons toutefois que sans Gabin et le général, Louis de Funès n’aurait peut-être pas été aussi populaire, peu après, en gendarme irascible à Saint-Tropez ou ailleurs !

Jean Gabin dans Le Désordre et la Nuit de Gilles Grangier

Mais Gabin n’était pas seulement un personnage : il offrait aussi un style de jeu qui détonnait par rapport à celui de son temps. Dans les années trente, les « monstres sacrés » tenaient le haut du pavé. Raimu, Harry Baur, Louis Jouvet, Michel Simon, Pierre Brasseur, Saturnin Fabre, Jules Berry jouaient « plus grand que nature », au-delà du cabotinage, et fascinaient les foules. Gabin prit le contre-pied de ce style exubérant. Ses interprétations étaient réalistes. Il parlait bas, en douceur, le regard tantôt perdu et vague, tantôt tendu et déterminé, tendre ou dur selon les situations. Un jeu toujours juste. Rien d’appuyé, même dans ses déjà légendaires scènes de colère où il excellait. Et lorsqu’il se trouvait en face d’une Michèle Morgan, au jeu lui aussi tout en retenue, il ne pouvait qu’envoûter (Le Quai des brumes, 1938 ; Remorques, Jean Grémillon, 1941).


Le Quai des brumes (“T’as de beaux yeux, tu sais”) avec Morgan : 0’19’’

Devenu patriarche dominateur, il fut accusé de « gabiniser » tout au long des années soixante et soixante-dix. Un reproche entraîné par le style de jeu presque naturaliste de la nouvelle génération d’interprètes (Brialy, Blain, Belmondo, Delon…). Les lèvres pincées, les yeux foudroyants, la démarche lente et lourde, la parole grave et souvent assassine (Michel Audiard oblige), Gabin semblait alors rejoindre les « monstres sacrés » de ses débuts, dont il s’était pourtant démarqué. Il pouvait parfois « en faire des tonnes » (Un singe en hiver, Verneuil, 1962), mais savait revenir à un style beaucoup plus mesuré (Le Chat, Pierre Granier-Deferre, 1971). Son public lui était resté fidèle et, en acceptant de partager la vedette avec les nouveaux venus (trois films avec Delon), Gabin gardait sa crédibilité auprès des producteurs.


Un singe en hiver (Jean Gabin annonce à Suzanne Flon, sa femme, qu’elle “l’emmerde”) : 1’40”

Il a gardé sa popularité bien au-delà de son décès, en 1976, ses films rencontrant toujours une grande audience lors de leurs multiples diffusions à la télévision. Et la critique d’aujourd’hui, moins obnubilée par la politique des auteurs, sait retirer le bon grain de l’ivraie. Et ainsi Gas-oil (Grangier, 1955), Voici le temps des assassins (Duvivier, 1956) – n’en déplaise à François Truffaut –, La Traversée de Paris (Autant-Lara, 1956), Le Cas du Dr.Laurent (Jean-Paul Le Channois, 1957), Les Misérables (id.), En cas de malheur, Le Président, La Horse, Deux Hommes dans la ville… sont maintenant reconnus à leur juste valeur, comme le confirmera très certainement la programmation de cette rétrospective.


Le Président (Jean Gabin dénonce les élus de l’Assemblée nationale, tous impliqués dans la haute finance) : 1’49’’