Isabelle Adjani

L’engagement avant tout

Plus de quarante-cinq ans de métier déjà. Cinq César en poche, deux fois nommée à l’Oscar, couronnée à Cannes et Berlin, l’actrice icône continue de distiller son art, entre écrans et planches. Les maîtres se font rare dans sa filmographie actuelle, mais elle débarque cette année avec un film modeste et une protagoniste forte, Carole Matthieu, rôle-titre et coup de poing, qu’elle a initiés et qu’elle fait passer à nouveau du petit au grand écran. Décryptage puzzle en cinq points.


INITIATION


À un certain stade de notoriété, une interprète peut lancer des projets. Pour sortir de l’attente, de la dépendance au désir de l’autre, cinéaste ou producteur. Pour assouvir ses désirs et affirmer ses choix. Ce n’est pas la première fois qu’Isabelle Adjani est à l’origine d’un long-métrage. Jean-Paul Lilienfeld, réalisateur de La Journée de la jupe, lui évoqua, suite à leur collaboration, le roman de celui qu’elle nomme « écrivain sociologue », Marin Ledun, Les Visages écrasés, paru en 2011 dans la collection Romans noirs des Éditions du Seuil. Saisie par ce récit, elle a pris une option sur les droits du livre. Au générique du film, elle est également « productrice associée », aux côtés de la productrice principale Liza Benguigui, fille de son amie réalisatrice Yamina Benguigui, toutes deux au cœur de la société Elemiah, qui a permis le montage des réalisations de cette dernière, et qui a produit Discount de Louis-Julien Petit, comédie sociale et solidaire engagée, dont Liza a soufflé le nom du réalisateur à l’actrice pour filmer cette adaptation libre de Marin Ledun.

Isabelle Adjani dans La Journée de la jupe (2008)

PRODUCTION


Par le passé, Adjani est devenue productrice en créant la société Lilith Films I.A. pour monter et mener à bien le premier film dont elle fut l’instigatrice, Camille Claudel. Elle en proposa la réalisation à son ancien compagnon, père de son fils aîné, et fameux chef-opérateur, Bruno Nuytten, qui signa là sa première mise en scène. Elle en tint aussi le rôle-titre, qui lui offrit le succès et une nouvelle reconnaissance mondiale (César, Berlin, deux nominations aux Oscars). Elle participa avec la même entité à la production de son film « retour » suivant, Toxic Affair de Philomène Esposito, qui fit la pâle clôture du Festival de Cannes 1993. En 2005, c’est Isia Film qu’elle fonde, qui produit en définitive le portrait documentaire Isabelle Adjani, deux ou trois choses qu’on ne sait pas d’elle… réalisé par Frank Dalmat et diffusé en 2013. La structure est en liquidation. Engagée activement dans le montage financier et artistique de Carole Matthieu, avec Arte, comme ce fut le cas pour La Journée de la jupe, l’actrice a poussé comme pour le précédent à une double diffusion, d’abord celle, contractuelle, sur la chaîne publique franco-allemande, puis sur grand écran, avec une sortie hexagonale en salles, assurée par Paradis Films. Pour donner de l’ampleur au film, elle l’a aussi accompagné en avant-première dans une tournée des festivals depuis fin août, à Angoulême, Montréal, La Rochelle et Montpellier.

Isabelle Adjani dans Toxic Affair (1993)

RÉBELLION


Carole Matthieu est un personnage plongé dans le tissu social et sociétal, par son métier de médecin du travail au sein d’une entreprise de vente par téléphone, via des plates-formes en open space stakhanovistes et déshumanisées. Ce qui la caractérise est sa révolte grandissante face à la pression au travail dont ses patients sont victimes, face à son infime marche de manœuvre, à l’injustice humaine et à l’immobilité des instances encadrantes et sanitaires. C’est un rôle qui trouve un écho et une prolongation avec celui de Sonia Bergerac, la prof de français poussée à bout dans La Journée de la jupe, et qui pète soudain un plomb dans l’espace confiné d’une salle de son collège de banlieue. L’actrice évoque parfois son désir d’une troisième incarnation qui viendrait achever une trilogie de constat social engagé. À suivre. La révolte, la rébellion, la lutte, l’incompréhension face aux réactions de l’autre et au monde qui l’entoure, restent un sillon essentiel du parcours de l’actrice et de la persona Adjani. Sa toute première apparition, la première scène du premier film de la star, certes sous le ton de la comédie, était déjà sous le signe de l’indignation et de la volonté de dire « non ». Rose, l’adolescente du Petit Bougnat de Bernard Toublanc-Michel, se réfugiait sur le toit de son immeuble pour ne pas partir en colonie de vacances. Elle refusait la décision parentale, l’autorité, le chemin collectif, et hurlait qu’elle ne voulait pas prendre le car comme un petit mouton. « La caserne, c’est pas pour les filles ! Ils m’auront pas ! ». Par la suite, ses héroïnes  phares se cogneront aux murs de la raison, par amour, par passion, par jusqu’au-boutisme individuel, par accumulation de traumatismes (L’Histoire d’Adèle H., L’Été meurtrier, Camille Claudel, Adolphe). Par compassion et empathie, elles tenteront de sauver l’autre, l’objet de leur amour (La Reine Margot). Acculées aux limites du possible, par l’éducation, le soin ou l’écoute, elles deviennent aujourd’hui les révélatrices d’un malaise sociétal et d’un dysfonctionnement du vivre ensemble (La Journée de la jupe, Carole Matthieu).

Isabelle Adjani dans La Reine Margot (1993)

VISAGE


Isabelle Adjani, c’est aussi un visage. Un ovale marmoréen révélé au cœur des années 1970, et qui fut filmé, sublimé, par la crème des directeurs de la photographie, Ghislain Cloquet, Néstor Almendros, Sven Nykvist, Bruno Nuytten, Pierre Lhomme, Vittorio Storaro, Philippe Rousselot et Thierry Arbogast. Un visage que la plupart des grands photographes de la planète se sont plu à saisir à travers leur objectif, de Richard Avedon à Ellen von Unwerth, de Dominique Issermann à Paolo Roversi, de Bettina Rheims à Patrick Demarchelier, d’Alice Springs à André Rau, de Deborah Turbeville à Kate Barry, de Brigitte Lacombe à Patric Swirc, et mêmes les amis Hervé Guibert et François-Marie Banier. Andy Warhol créa aussi des portraits d’elle en sérigraphie. Le temps a passé, les films, la vie, et les artifices dermatologiques. Souvent caché et recadré par de multiples voiles et écrans (verres fumés, coiffures, chapeaux, mains), par des poses mettant en avant le meilleur profil ou trois-quarts (gauche) et masquant les imperfections, ce visage a changé, oui, mais finalement il émeut. Car Adjani fait ici don de son visage à son héroïne malmenée, réceptacle de la tragédie des autres, des boursouflures initiales à l’effroi final.

Isabelle Adjani dans Carole Matthieu. Photographie © ELEMIAH - M.CROTTO

UNIFORME


Avocate de l’opprimé(e), donneuse d’alerte, chevalière loyale, Carole Matthieu traverse tout le film avec un manteau rouge grenat, judicieusement plus sombre que le rouge vif, celui de la passion. Mi-cape de justicière, mi-cuirasse, il sert d’étendard et de fil dramatique à l’incarnation de l’actrice. Il porte aussi en lui la souffrance, le drame, l’horreur. Une même construction par le costume qu’Adjani construisit pour Sonia Bergerac, qui arborait une seule tenue, sobre mais plus claire, veste et chemisier blancs, jupe beige, bottes et collants sombres. Une seule tenue alors, compte tenu de l’unicité du temps de l’action en huis clos dans une même journée. Ici, l’action du thriller social s’étend sur plusieurs jours, mais la tension reste palpable du premier au dernier plan. Et le manteau en reste le fil justement rouge. Une couleur qui marque aussi le déterminisme des héroïnes « adjaniennes », des tenues légères et accessoires voyants d’Éliane la vengeresse dans L’Été meurtrier, à la robe de mariée et aux traces de sang sur le corps de la Reine Margot, des étoffes qui enveloppent la silhouette et la détermination aveuglée d’Adèle Hugo, à celles qui signent les débordements de Camille Claudel, jusqu’à sa veste dans la carriole qui la mène à l’enfermement. Un rouge global du parcours « adjanien », qui affiche un « tout sauf la froideur et l’indifférence ».