Emilie Dequenne est épatante en blondinette fan de karaoké. Mieux, elle enchante littéralement Pas son genre, le nouvel opus de Lucas Belvaux. Quinze ans après ses débuts chez les frères Dardenne, un « top 5 » de sa carrière s’impose. Cinq films, portés par cinq chansons qui font écho.
1- Rosetta
Something new
La bouille ronde, les cheveux courts, la rage au ventre et le regard noir en dépit de ses yeux bleus, Emilie a 18 ans lorsqu’elle déboule pour la première fois sur grand écran. Elle incarne Rosetta, l’héroïne en colère des frères Dardenne, et c’est peu dire que l’entrée de cette Belge débutante (qui prend des cours de diction et de déclamation depuis l’âge de 8 ans) est éruptive !
Filmée caméra à l’épaule, de dos, claquant les portes, dévalant les escaliers : impossible de ne pas être emportée, dès les premières images, par son énergie butée. Impossible de rester indifférent, dès lors, face à la trajectoire heurtée, jusqu’au-boutiste de son personnage, jeune ouvrière qui s’acharne à trouver sa place dans un monde qui la lui refuse.
Pas forcément sympathique, Rosetta ; pas forcément irréprochable non plus… Son visage, même traqué en gros plan, reste opaque. Tout comme la prestation impressionnante d’Emilie Dequenne. C’est d’ailleurs toute la force de ce film en forme de combat, et qui la suit pas à pas. Une Palme d’or à Cannes (qui fera beaucoup parler) récompensera, en 1999, cette rudesse exemplaire, tandis qu’un prix d’interprétation saluera d’emblée la comédienne. Sans tambour ni trompette !
De fait, une chanson, une seule, traverse une scène de Rosetta, Jean-Pierre et Luc Dardenne, qui viennent du documentaire, refusant d’utiliser la musique comme élément dramaturgique. C’est un pur morceau de rock, composé pour l’occasion par Jean-Pierre Cocco, longtemps membre du groupe liégeois Such a noise. Son titre ? Something New… En effet !
2- La Vie d’Artiste
C’est extra
Elle est là d’emblée, souriante, rafraîchissante, évidente, un micro à la main dès les premières images du premier long-métrage de Marc Fitoussi. Emilie interprète Cora, aspirante chanteuse en quête de maison de disques, qui, en attendant des jours meilleurs, reprend une version karaoké de C’est extra, totalement investie dans le flow sensuel de Léo Ferré. Et… totalement décalée, face à quelques convives éberlués d’un club du 3e âge !
Et c’est vrai qu’elle a « du chien sans l’fair’ exprès », cette rouquine aux longs cheveux bouclés, candidate à la gloire incertaine. Du rythme et du style, aussi. Même brouillon. Raccord, en somme, avec cette comédie « chorale » (on y retrouve Sandrine Kiberlain et Denis Podalydès, c’est dire le casting de haut vol), qui, alternant ironie et tendresse, chaleur et maladresses, surfe gentiment sur l’air… du temps.
Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre : Emilie Dequenne a 26 ans lorsque sort en salle La Vie d’artiste, en 2007. Un moment clé (de sol, de fa et de do). De fait, une dizaine de films, inégaux, ont brouillé son image depuis ses débuts en fanfare dans Rosetta. Du Pacte des loups de Christophe Gans à Une femme de ménage de Claude Berri, en passant par L’Américain de Patrick Timsit : on ne sait plus très bien où elle est en est, ni ce qu’elle veut, alors, à force de rôles et de choix aléatoires.
Ce personnage de Cora, à la fois léger et opiniâtre, intermittente à tous points de vue, va la remettre en selle et en scène. C’est extra… et c’est bien vu !
3- La Fille du RER
Lay Lady Lay
Voilà un film très écrit, très libre aussi : un rien chaotique, sans doute imparfait. Mais riche et intéressant. Inspiré d’un fait divers hyper médiatisé datant de 2004 (une jeune femme affirmait avoir été victime de violences antisémites dans le RER D, avant de reconnaître avoir tout inventé), André Téchiné, son réalisateur, a la bonne idée de s’en affranchir. Ce qui l’intéresse avant tout, ici, c’est de filmer l’impulsion. La part d’ombre, au fond, d’une jeune femme piégée dans un état d’adolescence prolongée.
Si loin, si proche du réel : ce registre de l’entre-deux va plutôt bien au cinéaste, comme il sied idéalement à Emilie Dequenne, alors à l’approche de la trentaine (le film date de 2009). Dans le rôle de Jeanne, cette fille insaisissable, ni tout à fait dans le monde ni tout à fait en dehors, Emilie Dequenne, perchée sur des rollers, des écouteurs quasi en permanence sur les oreilles, est captivante de justesse. Insondable, l’actrice n’impose rien : elle laisse Jeanne venir à elle, pour mieux aller vers nous.
Sa composition, délicate mais totalement incarnée, la propulse vers de nouveaux sommets. A l’image des musiques – Vivaldi, Haendel ou le groupe Archive – qui galvanisent ses élans et rythment ses malaises, tout le long de cette trajectoire glissante. Lay Lady lay… Lorsque retentit le standard de Bob Dylan, au détour d’une belle scène cheveux au vent (toujours blonds-roux, toujours bouclés, mais la silhouette s’est affinée…), une certitude s’impose, la seule : du mystère à la grâce, la frontière est ténue.
4- À perdre la raison
Femmes… je vous aime
« Être cinéaste, c’est filmer le mystère », explique justement Joachim Lafosse, auteur-réalisateur belge qui aime saisir en douceur, mais dans la plus extrême rigueur, les malaises, voire les violences abyssales qui se tissent au sein des familles. Oppressant, passionnant. Il était donc logique qu’il tourne, un jour, avec la mystérieuse Emilie.
Leur rencontre a lieu en 2012 et leur film – A perdre la raison – est de ceux qui, sondant le thème de l’emprise affective, troublent durablement. Sa puissance tragique sera saluée, d’ailleurs, par un Prix d’interprétation féminine, exceptionnel dans la section Un Certain Regard du Festival de Cannes. La Croisette, décidément, aime « la » Dequenne ! De fait, métamorphosée en mère et épouse emmurée, annihilée, l’actrice se réinvente une nouvelle fois.
Une scène de ce film au cordeau en témoigne. De retour chez elle en voiture, isolée à en crever, déjà hors du monde, Muriel, son personnage, se laisse soudain envahir par une chanson de Julien Clerc qui passe à la radio : Femmes… je vous aime. On le sait depuis Truffaut, toutes les chansons (notamment les plus populaires) « disent la vérité », pour reprendre sa célèbre formule… « Quelquefois si seules/ parfois elles le veulent/oui mais… si seules…/ », exhale donc, un rien emphatique, le chanteur, tandis que Muriel fredonne, se décompose et s’affaisse. Vaincue, effectivement.
Ce qui se passe alors à l’écran est époustouflant. Cette détresse filmée de profil, ni trop loin ni trop près, qui dit tout de son enfermement et de sa déroute sans les sursignifier ; la justesse de la longueur de ce plan, quasi musicale ; la générosité incroyable d’Emilie à cet instant : on y est. Fascinés. Au cœur du mystère, celui que cherche à capter Joaquim Lafosse et qui reste entier.
5- Pas son genre
Live is life
Souriante, lumineuse : Jennifer (Emilie toute jolie), mère célibataire et coiffeuse à Arras, privilégie la positive attitude. Pas question de se laisser aller. Elle n’aime rien tant, d’ailleurs, que d’enfiler une robe à paillettes pour aller chanter au karaoké, le soir avec ses copines. Des morceaux de la Motown, pour l’essentiel, cette soul si cool et si fluide. Un jour, la blonde Jennifer croise l’ombrageux Clément (Loïc Corbery, très bien aussi), écrivain post-moderne et prof de philo parisien. Cultivant le cynisme, il accepte mal d’être muté, même provisoirement, dans cette province « reculée ». Une idylle se noue entre eux, malgré tout…
Le soleil a rendez-vous avec la lune, chanterait, sémillant, l’incorrigible Trénet. Sauf que l’on est dans un film de Lucas Belvaux : à travers cette fausse bluette, le cinéaste de Rapt et de 38 Témoins, nous raconte donc une époque, la nôtre, un peu raide, avec ses clivages, ses impasses et ses illusions. Sur le bonheur, notamment. Du coup, s’il est une chanson que l’on retient, dans cette BO qui en fourmille, c’est le tubesque Live is life, qui, dédié à l’instant, invite à la fête, le lâcher-prise, sinon l’oubli. « Are you ready to party ?/ (…) Every minute in the hour/ Don’t think about the rest/ (…) Live is life/ Nana nanana. / ». C’est peu dire que Jennifer est convaincante, lorsque, entonnant ce refrain, elle enjoint Clément à la rejoindre sur scène. Et c’est peu dire qu’Emilie Dequenne, dans un rôle qui frôle pourtant le stéréotype, éclaire, de bout en bout, la partition de Pas son genre. Subtile, témoignant d’une rare maîtrise comme d’une fraîcheur éblouissante, son jeu est exceptionnel. Elle a tout d’une grande. D’une grande… humanité.
Par Ariane Allard