Cannes 2016 : Jour 6

16 mai 2016

On court, comme des morts-vivants !

On court, on sue, on vole de salle en salle pour cet exténuant marathon de films à voir, appréciés ou honnis, car le festival bat son plein. Les cinéphiles, qui ressemblent de plus en plus à des zombies hagards, utilisent chaque moment entre les séances pour échanger, disserter ou s’opposer à propos des œuvres qu’ils ont vues, qu’ils défendent ou qu’ils contre-indiquent. L’ombre planante de questions primordiales revient comme un leitmotiv (qui l’emportera ?), car les Palmes mais aussi les Prix des autres sections, créent du lien, de la rumeur, du buzz et des exécutions publiques. La dernière en date ? Le film gore intitulé Grave de Julia Ducourneau, sélectionné à l’éminente Semaine de la Critique, qui sous ses faux airs de sérosité, cherche elle aussi son « scoop », son « exclu » chaque année. Le film, qui raconte la mutation d’une jeune étudiante vétérinaire végétarienne en cannibale possédée par la viande crue, a été très remarqué et parfois régurgité par les autres. Dans la queue, un jeune homme, la vingtaine révoltée, s’exprime : “Mais comment se permet-on de parler ainsi de ma génération dans ce film, Grave ? Si je croise la réalisatrice, je la mords ! Son film est tellement… grave ! ».

Bref, plus besoin des journalistes « Ciné Daily » pour formuler : amis de la profession, réveillez-vous, les zombies sont là. Quand bien même, à défaut d’interlocuteurs, le cinéphile liquéfié aura plus vite fait de tapoter sur son Iphone 6S, connecté depuis le Miramar avec son pote en salle Debussy ou chopant l’info sur Twitter, tandis qu’il en profitera au passage pour cracher lui-même les sentiments mêlés qu’il accumule, toutes ces amours et frustrations dont il est le témoin privilégié à longueur de journée via les écrans et qui miroitent encore dans ses yeux mi-clos en manque de sommeil : le temps presse, il lui faut faire vite, son cerveau s’use au gré des films qui l’irradient, tandis que les ronfleurs impénitents se multiplient dans les fauteuils des salles, autre terrible fléau après la horde de festivaliers malodorants qui, faute de temps (et donc d’hygiène), pourrissent sur place… Cannes à ce stade, ce n’est pas que le tapis rouge, c’est aussi Thriller…

Jeff Nichols, quant à lui, a laissé tomber les extraterrestres et poursuit à présent la Palme d’Or avec Loving, qui en a le format consensuel : dans l’Amérique des fifties, il raconte l’histoire vraie de Richard et Mildred Loving, couple mixte (lui blanc, elle noire) subissant les foudres de l’État de Virginie. Enfermé tout d’abord en prison, le couple est finalement banni de résidence dans le territoire pendant… vingt-cinq ans ! Avec sobriété et classicisme formel, Nichols suit pas-à-pas l’évolution de ce cas honteux et révoltant jusqu’à sa résolution en Cour Suprême. L’excellence du film provient essentiellement de son duo d’acteurs exceptionnels et passionnants : Joel Edgerton (Richard) signe là une remarquable composition d’ouvrier campagnard peroxydé, mutique et néanmoins charismatique, face à Ruth Negga, qui interprète une femme douce, combative, profondément émouvante, ce rôle la sortant (enfin ?) des sucreries hollywoodiennes et autres Marvel, pour le plus grand bien de sa carrière et des spectateurs.

Le dépaysement le plus total de la journée aura néanmoins eu lieu à la Semaine de la Critique, puisque, après avoir remporté le Prix de la Critique en 2013 avec Tous des Capitaines, le galicien Oliver Laxe est de retour à Cannes. Son Mimosas est pour ainsi dire un western, un exploit aventureux et sportif dans la ligne du Werner Herzog des années soixante-dix (Aguirre), un premier film de fiction ascétique et contemplatif, où l’auteur poursuit une caravane dont le cheik est mourant, à travers le Haut Atlas marocain… Subjuguant par la beauté de la nature qui est captée, mais aussi par celle des visages des hommes, le film porte une dimension spirituelle très forte : le mot « Allah » notamment, y est autrement conjugué qu’à la sauce archi-rebattue du moment. En somme, il s’agissait d’une bouffée d’oxygène très intense, merveilleuse et essentielle, dans le flot de ce festival largement en surchauffe.