Cœurs battants

Entretien avec Mahamat Saleh Haroun

Dans Lingui, les liens sacrés, le réalisateur met en lumière le combat d’une mère pour sa fille, au nom de l’émancipation. C’est aussi une œuvre lumineuse portée par deux actrices remarquables. Mahamat Saleh Haroun retisse les liens de l’amour pour délivrer le « lingui« , ce concept tchadien de solidarité.

 

Votre cinéma raconte les blessures faites à la dignité humaine. Avec Lingui, j'ai le sentiment que vous vous autorisez enfin à raconter une histoire très personnelle avec ce portrait de femmes. Pourquoi avoir autant attendu ?

J’aime bien l’idée de la dignité blessée. À travers mes films, j’essaye de réparer cela, si tant est que ce soit possible. En ce qui concerne Lingui, je dois tout d’abord expliquer la topographie des lieux au Tchad. Dans chaque maison, il y a toujours deux cours : la première est réservée aux hommes, et la seconde, en arrière, est celle où les femmes sont reléguées. Il y a un peu plus de trois semaines, des jeunes femmes ont abandonné leurs nouveau-nés dans des décharges, parfois dans les latrines. La presse relaie très largement cette information, qui m’a ramené à mon enfance. Je devais avoir sept ou huit ans. Ce qui s’était passé était vécu comme un grand choc pour ma mère, comme pour les femmes du quartier. Je les entendais chuchoter que, oui, elle avait balancé son bébé dans les latrines. Cette histoire m’a traumatisé. Et lorsque je constate que c’est toujours d’actualité, je n’en suis pas revenu. C’est alors que j’ai décidé de rentrer dans la cour des femmes, à l’arrière, là où je n’avais jamais été depuis mon enfance. Je voulais essayer de parler de ces choses intimes qui ne sont pas partagées. Là, de nombreuses femmes, dont des soignantes, m’ont ri au nez, combien j’étais aveugle, car cette réalité, elles la vivent au quotidien. Elles me disaient : « Mais enfin, Haroun, réveille-toi ! ». Cela a été le déclencheur pour réaliser Lingui.

Comme un peu partout en Afrique, j’ai été élevé par ma grand-mère et les femmes de la famille jusqu’au jour où on nous dit que c’est fini. Il faut passer de l’autre côté, car on est devenu adulte. Cette éducation est essentiellement féminine ; les hommes sont dans la rue, ils ne s’occupent guère des enfants.

Je suis bien conscient d’être le produit de cette société, de porter une espèce de mémoire mâle qui m’a éloigné de ces choses-là. Je suis plongé dans un monde que je côtoie, mais que je ne regarde pas vraiment. En revenant dans ce territoire de l’enfance, dont j’étais parti depuis très longtemps, j’ai écouté toutes les blessures afin d’en rendre compte. Ce film m’a permis de dépasser ces limites.

Tout est tabou, les femmes et les hommes ne parlent pas de ces réalités intimes. C’est parce qu’elles sont exclues que les femmes se mettent ensemble pour évoquer et résoudre leurs problèmes.

Qu'en est-il aujourd'hui au pays ?

Nous assistons à deux mouvements contradictoires, qui opèrent en même temps. Il y a une régression, un peu partout dans le monde d’ailleurs, où le Tchad n’est pas exclu. D’un côté, il s’agit de l’intégrisme religieux avec une pression sourde sur les plus faibles de la société, en grande majorité ce sont les femmes. D’un autre côté, grâce aux réseaux sociaux, il y a aussi un éveil du côté des femmes et des actions solidaires. Ces deux mouvements coexistent ; l’un est bien plus fragile face à un pouvoir traditionnel, politique, économique et religieux. Elles doivent faire face à tout ça.

Le film met en scène la ségrégation au sein même d'une famille. La mère, héroïne du film, appartient à un milieu privilégié, qui l'a rejetée, l'obligeant à survivre dans des conditions misérables...

Au Tchad, la société est extrêmement fragmentée, où l’importance du groupe est telle que celui par qui le scandale arrive doit être exclu pour préserver l’honneur. La tache est un déshonneur sur l’ensemble de la communauté. La seule manière de l’effacer est l’exclusion. Ce sont toujours les mêmes qui subissent cette loi, les femmes. On ne parle pas de leur intimité, ni même de leur éducation sexuelle, et on ne parle surtout pas des garçons. Ils peuvent être dans leur vie, mais ils restent hors champ, jamais responsables de leurs actes. Ce sont elles, les responsables, et bien évidemment, elles seules sont toujours mises sous le feu des accusations. C’est, hélas, une réalité qui existe partout dans le monde, un cliché sexiste affirmant que c’est toujours la faute des femmes si une agression sexuelle a lieu. Elle n’aurait pas dû porter une jupe trop courte, de même elle ne devait pas sortir après vingt heures, et pourquoi se retrouve-t-elle dans cette chambre ? Tout est de la faute de la victime elle-même, méritant ce qui lui est arrivé ! Plus qu’une ségrégation, il s’agit d’une marginalisation pour aggraver plus encore les femmes dans leur supposée faute, c’est une punition afin de l’affaiblir. Elle devient ainsi la proie de tout le monde. Cette femme est une mère courage. Elle se bat au quotidien en faisant un métier d’homme, jusqu’à épouser à un moment donné leur psychologie, elle est devenue le chef de famille. Ce qui peut expliquer aussi qu’elle ne voie même pas que sa fille traverse une période très difficile. En prenant la posture des dominants, cette mère pense garder une dignité dans cette vie misérable, pour ne plus avoir de regards stigmatisants sur elle. Mais c’est une forme d’aliénation, dont elle va réussir à se sortir en sauvant sa fille. Par cet amour, elle se sauve aussi.

Mahamat Saleh Haroun par Laurent Koffel.
Le crime de cette mère, c'est d'avoir été une jeune femme qui a aimé....

Oui, elle a aimé, mais hors cadre défini par le pouvoir dominant, c’est-à-dire le patriarcat. Au Tchad, dans cette société très normée, on se marie entre soi, dans sa classe sociale, même avec ses cousines, pour rester vraiment au sein du même groupe.

C’est un système endogamique, de reproduction, pour se préserver du dehors à tout prix.

Absolument ! Je connais des jeunes, mais vraiment très jeunes, qui se sont mariés, et à un moment donné, la pression est telle que petit à petit, il faut qu’ils épousent une autre femme choisie par la famille, car il faut absolument rentrer dans le rang. Je peux témoigner d’une histoire personnelle : un neveu a eu une histoire avec une fille, qui est tombée enceinte. Elle a été chassée de chez elle, la mère de mon neveu refuse absolument de reconnaître cet enfant. Très concrètement, c’est ce qui se passe dans ces sociétés.

Il y a une scène admirable où elle va sur le terrain de l'homme, elle le drague, elle agit sur un pied d’égalité et il prend la fuite...

Elle imprime un tempo dans lequel il refuse de rentrer, tout simplement parce qu’elle change la donne et démolit tout son scénario d’homme. Elle ne sait pas que cet homme si proche d’elle a violé sa fille. Il ne supporte pas de la voir le draguer, car elle démolit pratiquement tout le scénario qu’il a construit, où, en catimini, il fait tout pour avoir la fille et la mère.

Même l’imam présenté comme un homme éclairé reproduit un discours dogmatique et répressif, bien loin des lumières de la foi...

Sous ses dehors un peu fraternel et doux, cet imam est en train, lui aussi, de lui aussi mettre la pression.

La force du film est de montrer combien le viol est au fondement de la société.

Absolument, et il l’est d’autant plus au Tchad. Lors des débats que j’ai pu faire au pays, j’ai demandé aux gens quelle était la traduction du mot « viol ». Il faut savoir qu’il y a plus de cent quarante langues locales parlées, outre l’arabe et le français, les deux langues officielles. À chaque fois, je n’ai eu que des réponses négatives. Le mot viol n’existe pas. Ainsi la domination peut continuer, car ce réel est nié jusque dans la langue. Je dois raconter deux histoires, qui me donnent encore la nausée. Il y a celle d’une jeune lycéenne, un peu comme Maria dans le film. Elle était considérée un peu bêcheuse par ses camarades. Un jour, ils l’emmènent dans une voiture pour la violer. Ils se filment et ils balancent ensuite cette vidéo sur les réseaux sociaux, à visage découvert. Ce sont des gosses de généraux, ils n’ont pas été sanctionnés, seulement envoyés à l’étranger pour étudier. Alors que la jeune fille et sa mère ont été obligées de quitter définitivement le pays, elles ont trouvé asile en France. Elle se nomme Zouhoura et son histoire est connue. Le deuxième cas est plus récent : une jeune fille a été violée par des gens, à visage découvert, et bien sûr, hélas, la vidéo a été largement diffusée sur les réseaux sociaux. J’ai refusé d’appuyer sur le bouton pour voir ces images. Toute violence faite à autrui que l’on découvre par des images est très difficile, car comment vivre avec ça après en avoir été témoin, même indirectement ?

Mahamat Saleh Haroun par Laurent Koffel.
La violence est sourde, sur la bande sonore ou hors champ, jusqu’au moment où la mère tabasse le violeur de sa fille. Une vengeance féminine attendue par le spectateur, comme chez Quentin Tarantino. C’est un enjeu moral important dans le film.

La question morale se pose toujours. Cette violence sociétale est sourde, elle est partout, elle devient aussi psychologique. Le problème est comment la formuler, car elle devient abstraite. On la vit dans sa chair. Il est difficile d’en parler, ne serait-ce qu’à quelqu’un d’autre ; cette violence est incarnée, elle ne s’exprime pas. J’ai construit tout le film avec cette idée de la revanche, où, comme vous l’avez si bien dit, le spectateur lui-même est dans l’attente de cette scène. Elle arrive, mais je n’ai pas voulu aller jusqu’à la mort. Je fais se relever l’homme qu’elle vient de mettre à terre.

Le film fait un cheminement vers la loi.

Dans un pays où, de fait, il n’y pas de justice ! Le système en place, où tout le monde est isolé et seul, pousse hélas certains à faire justice soi-même. Vous avez évoqué Quentin Tarantino. Dans une large partie du cinéma américain, la vengeance est omniprésente. Cette grande démocratie se représente du côté des pulsions et de la revanche, bien loin de la justice.

Lingui met en scène une société de non-droit avec l’hôpital qui organise un marché noir appuyé par l’institution policière.

C’est une réalité au Tchad, car toute personne fragile devient une proie. Il y a un marché clandestin de la misère avec une organisation mafieuse. Il y a cependant des gens de bonne foi, qui tentent clandestinement de sauver des femmes d’une situation qu’elles n’ont pas désirée. Malgré l’interdiction, des médecins agissent par humanisme.

Afin de sauver une jeune enfant d’une mutilation génitale, des femmes solidaires organisent une vraie-fausse cérémonie d’excision. Est-ce une réalité encore aujourd’hui au Tchad ?

Malgré l’interdiction de l’excision au Tchad, de nombreuses jeunes filles continuent d’en être victimes. Cela existe de manière majoritaire. L’enjeu est de mettre en place toute une politique pour que les gens cessent ces pratiques. La majorité, hélas, trouve que c’est une très bonne chose, avec en outre la conviction que cette interdiction vient d’ailleurs, qu’elle ne fait pas partie du pays ni de leurs traditions !

Mahamat Saleh Haroun par Laurent Koffel.
C’est le père qui exige cette excision sur le corps de sa fille, à quel fantasme avons-nous affaire ici ?

Très concrètement, pour un homme portant ces croyances, une femme qui n’est pas mutilée serait bien plus active sexuellement, or c’est un danger. Tout père se doit d’avoir une jeune fille digne, elle ne doit pas courir les hommes et risquer de tomber enceinte. Même si cela n’a aucun rapport avec la fécondité, il s’agit ici de brimer la sexualité des femmes. C’est toujours le père qui décide, et s’il est tenu par la tradition, il se soumet à la loi, car sa fille doit être comme tout le monde. Il faut rester soudé dans la communauté.

Lingui est nourri par plusieurs genres cinématographiques, du drame à la comédie en passant par le film à suspense. Comment avez-vous travaillé avec vos deux comédiennes principales, la mère et la jeune fille ?

Il faut revenir à la réalité de ma vie de cinéaste au Tchad. Ce qui me chagrine, c’est que le monde continuerait quand même à tourner sans se soucier qu’il y ait ou pas de films venant du Tchad. Je me fais un devoir de tourner au pays, dans une économie restreinte, qui ne me permet guère d’organiser des castings avec des centaines de comédiens à rencontrer. Je me limite à ce que j’appelle en fait un cinéma de quartier. Ce sont des gens que je connais et que j’ai repérés depuis un certain temps. Achouackh Abakar, qui joue la mère, a fait une petite apparition dans le film Grigris (2013) ; elle s’occupait des costumes, elle a toujours rêvé de faire du cinéma. J’ai donc pensé à elle parce que c’est aussi une femme très active. Elle gère deux restaurants, elle est directrice de l’artisanat au ministère du tourisme. En outre, lors de la préparation du film, elle était fraîchement divorcée, avec deux enfants à charge. Lors des répétitions, elle venait en voiture avec ses deux jeunes enfants, dont un qu’elle allaitait encore. Je voyais cette femme faire tout pour continuer à travailler tout en étant mère ; cette force-là m’a définitivement convaincu qu’elle pouvait interpréter le rôle d’Amina. Pour le rôle de Maria, la jeune fille de quinze ans, il s’agit de Rihane Khalil Alio ; j’avais travaillé avec sa grande sœur Mounira Khalil, qui interprétait le rôle de la petite sœur muette dans Abouna (2003). Je la rencontre, on discute, ce n’est pas un casting. Je la regardais et je trouvais son regard bien déterminé. Elle a ce côté un peu boudeuse, je trouvais ça formidable. Je les ai mises ensemble à vivre pendant douze semaines, Achouackh a accepté d’accueillir chez elle la jeune Rihane. À la fin de ce travail de répétition, elle la considérait comme son troisième enfant, elle était devenue comme sa fille. Cette proximité apparaît à l’écran comme une évidence. Il était important que l’actrice qui interprète la jeune fille n’ait jamais eu d’expérience sexuelle, ce qui était le cas pour Rihane, qui avait à peine dix-sept ans lors du tournage. Je voulais cette espèce de naïveté et que son refus de garder cette grossesse soit lié à un désir de se purifier de cette souillure. C’est évacuer un corps étranger traumatisant pour elle. C’est une réalité terrifiante. Pour moi, ce sont des héroïnes du quotidien, notamment la mère, qui est aussi passée par plusieurs moments difficiles dans sa vie. La sororité qui se met en place dans le film est porteuse de la même mémoire ; malgré les interdictions, elles agissent de manière souterraine. C’est un combat sur le long terme.