Irrésistiblement tragique

Rencontre avec Maha Haj

Prix du scénario Un Certain Regard à Cannes en mai dernier, Fièvre méditerranéenne, second long-métrage de la cinéaste palestinienne Maha Haj, est porté par une irrésistible dépression, qui emporte tout, à commencer par nos cœurs étreints devant cette implacable mécanique de la cruauté.

Deux Palestiniens que tout oppose, un intellectuel dépressif et un petit escroc charmeur, vont nouer une relation paradoxale, à l’image de la réalité politique du pays. Ce duo burlesque vire à la tragédie romanesque, non sans un humour vraiment très noir. Le film bascule dans une élégie de la souffrance au nom de l’amour, une déchirante beauté qui laisse pantois, avant de rebondir sur un pied de nez savoureux, car très perturbant. Rencontre avec la cinéaste Maha Haj, parfaite équilibriste des réalités antagonistes.

 

 

 

La contamination est à l'œuvre dans votre film, qui mélange les genres, entre terrible mélancolie et humour grinçant.

Je peux comprendre que vous ressentiez l’histoire ainsi, même si ce n’était pas au départ mon intention de faire un film de terreur. J’ai écrit le scénario, inspirée par ce que je vis et observe, sans savoir exactement où cela va me mener. Au sujet du mélange des genres, entre comédie et noirceur, c’est absolument le reflet de ma personnalité. Je peux être à la fois très mélancolique et l’instant d’après faire preuve de beaucoup d’humour. J’oscille entre la dépression la plus noire et le sarcasme revigorant. J’ai le sentiment que ce n’est pas seulement moi qui suis ainsi, mais que cela concerne tous les Palestiniens, que nous avons tous cette capacité d’être à la fois terriblement tristes et en même temps très ironiques… C’est, bien sûr, une conséquence directe de notre histoire politique. C’est donc quasi naturel pour moi d’écrire ainsi, dans cette dualité de la noirceur et de l’humour.

Fréquenter Waleed, le personnage principal, est un risque pour tout le monde, avec une mécanique burlesque assez infernale. Diriez-vous qu'il est l'incarnation de la dépression palestinienne depuis la Nakba ?

C’est une réalité que tout le monde vit et partage et pas seulement ce personnage. Cela traverse toutes les générations et concerne la nation entière, depuis la catastrophe de 1948. Il est impossible pour un pays d’en sortir indemne. Personne ne peut vraiment vivre simplement comme tout un chacun, à savoir se réveiller le matin, prendre son petit déjeuner, vivre sa journée normalement et même tomber amoureux, sans le poids de cette immense tristesse qui imprègne tout. Il est impossible de vivre sans ce spectre. Cette déchirure est en nous. Alors oui, Waleed est contaminé, il est tiraillé entre l’héritage de la lutte pour une Palestine libre et cette douleur écrasante qui le paralyse.

Face à Waleed, l'intellectuel dépressif, il y a le voisin Jalal qui refuse cette culpabilité. C'est un petit escroc et surtout un poète de l'Amour, el Hob, à la destinée tragique...

Nous avons beaucoup de Jalal en Palestine, et beaucoup moins de Waleed. Jalal n’est pas un escroc professionnel, ce qui lui importe par-dessus tout, c’est la vie. Il aime vivre, il aime aimer, sa femme comme sa famille et la poésie arabe. C’est un amoureux. Il est à l’opposé de l’arrogance d’un Waleed, qui pense tout savoir et maîtriser. Jalil est aussi un homme très sensible et fragile sous ses dehors virils. Sa relation avec Waleed est surprenante, car tout les oppose, et néanmoins un véritable d’amour fraternel se développe entre eux deux. Jalal voit véritablement Waleed, ses mensonges comme ses limites, mais il le suit, car il l’aime. Je le considère à l’image de Jésus, car comme lui, Jalal, par amour, accepte tout, jusqu’au sacrifice. C’est la véritable raison de l’amour, el Hob.

Comment avez-vous choisi vos deux acteurs principaux pour les rôles de Waleed et Jalal ?

Le choix de Waleed était évident dès l’écriture, il est interprété par l’acteur Amer Hlehel, qui a déjà joué dans mon premier film Personal Affairs. Face à lui, je voulais un acteur totalement différent pour jouer le rôle de Jalal, un personnage plus lumineux et souple, où le corps exprime bien plus que la parole. J’ai fait tous mes castings et ce fut bien plus long de découvrir l’acteur pour interpréter ce rôle de l’amoureux. J’ai fait énormément d’auditions. Le plus curieux, c’est que dès que Ashraf Farah est entré dans la pièce pour l’audition, j’ai vu Jalal, immédiatement. Sa manière de marcher, de rire ; il était Jalal avant même de jouer !

Comment pouvons-nous arrêter la propagation de la dépression ?

Ah, si j’avais la réponse… La dépression fait partie de moi, et je ne peux pas dire que je suis de nature optimiste, au contraire. Je suis plutôt pessimiste et la seule manière pour moi de vivre sans trop de douleur est de créer. Nous devons tous continuer à écrire, à composer de la musique, à faire des films, à faire de l’art, tous les arts. Créer pour ne pas laisser toute la noirceur envahir le monde. Continuer de créer, sans relâche.