Le goût de la traversée

Entretien avec Isabelle Huppert

Dans Les Promesses, ambitieux et réussi deuxième long-métrage signé Thomas Kruithof après La Mécanique de l’ombre, Isabelle Huppert joue Clémence, maire et femme de terrain, qui tente de sauver une cité insalubre de sa ville de Seine-Saint-Denis, et dont l’ambition est soudain revue à la hausse quand on lui fait miroiter un ministère. L’actrice lui apporte sa détermination et sa science de la faille. Une occasion en or pour échanger avec cette amoureuse du jeu, de la création, des plateaux et des planches, et toujours au carrefour de multiples rôles.

La première scène des Promesses évoque celle de Jackie Brown de Tarantino. L’héroïne marche et la caméra l’accompagne, on ne sait pas encore vers quoi. C’était une manière de voir le personnage et de le construire : une femme qui avance ?

Ce n’était pas ma décision, c’était celle de Thomas Kruithof, mais c’est une belle référence, je veux bien Jackie Brown, c’est formidable. C’est vrai que le premier plan en ombres chinoises est très beau. Il donne tout de suite la marque du personnage. Elle avance, elle est en mouvement. Rien ne l’arrête, en tout cas jusqu’à ce que l’on découvre le film, parce qu’on va voir qu’au contraire, beaucoup de choses vont l’arrêter.

 

La manière dont on construit un personnage par sa démarche, par son évolution dans l’espace, même au cinéma qui est plus fragmenté que le théâtre, est-elle importante ?

Bien sûr, mais c’est vraiment un choix de mise en scène, franchement je n’y suis pour rien, c’est une question qu’il faudrait poser à Thomas. C’est vrai que c’est un film très urbain. On voit bien qu’elle marche dans un univers un peu froid. Il y a aussi une certaine abstraction dans ce plan initial, au départ en noir et blanc, dont on ne distingue pas vraiment tout. Cela rend hommage au cinéma aussi, qui n’est pas forcément uniquement dans le réalisme. C’est un beau plan d’entrée.

Il y a une scène intéressante sur la description de votre personnage quant à son image, et de vous en tant qu’actrice en train de jouer cette femme : Clémence demande conseil à son directeur de cabinet, joué par Reda Kateb, sur comment s’habiller et se chausser avant une réunion importante…

J’aime beaucoup cette scène. Elle marque la relation qu’elle a avec ce directeur de cabinet et la confiance qu’elle lui fait. Ça l’infantilise un peu, mais juste ce qu’il faut, ce qui la rend assez touchante, parce qu’on ne s’attend évidemment pas à ce que la maire d’une telle ville, avec le combat qu’elle va mener, soit représentée sous cet angle-là, à la fois très féminin et avec le souci de son apparence, savoir si elle a la bonne robe, blanche ou noire. Je trouve l’idée assez géniale pour présenter un personnage.

Aviez-vous des références ou des figures politiques en tête, ou vous êtes-vous concentrée sur le personnage de fiction créé dans le scénario de Thomas Kruithof et Jean-Baptiste Delafon ?

Je n’avais pas vraiment de références. J’ai visionné des interviews de maires. On voit souvent Anne Hidalgo, même si ce n’est pas du tout la même situation. Mais c’est un exemple qui est très proche de nous. Tout cela m’a surtout fait venir l’idée qu’il n’y avait pas de stéréotypes. Chaque femme est différente dans sa manière d’être, de s’habiller, de parler. Cela me donnait plutôt de la liberté que de la soumission à un modèle existant.

Isabelle Huppert dans Les Promesses de  Thomas Kruithof - Copyright Jérôme Prébois 2020
Clémence passe d’assemblées publiques en réunions officielles, de conciliabules secrets en dialogues plus intimes. Cette gamme de rapports à l’autre entraîne-t-elle un travail sur la voix ?

Non. La voix se plaçait d’elle-même dans chaque contexte. Il y avait effectivement parfois une figuration assez importante, des discours qu’il fallait dire, mais dans un cadre mis en scène, parfois filmé de très loin, parfois de très près, et le montage ne donne pas le discours in extenso dans ces cas-là. Il y a la force de la situation, de la mise en place, du contexte, du lieu dans lequel on tourne, qui fabrique la voix adéquate à l’instant filmé.

Il y a un balancement constant chez Clémence, entre les moments où elle tient les rênes et ceux où ils lui échappent, comme dans l’excellente scène à Matignon, où on ne sait pas à quel niveau d’officialité se passe l’entrevue pour éventuellement devenir ministre…

Je suis contente que vous parliez de cette scène. Il n’y a encore une fois pas vraiment de stéréotypes. On a tendance à associer forcément un tel personnage à une représentation de son pouvoir, de sa puissance, de sa sûreté d’elle-même. Le film montre au contraire plus souvent l’envers du décor, avec ici de la vulnérabilité devant ce jeune loup qui est merveilleusement joué par cet acteur formidable (Stefan Crepon, ndlr). Elle pourrait être sa mère, et la situation est tellement forte qu’elle est déjà mise en état de faiblesse. On a raison de nous montrer ça, car c’est l’anticipation d’une tête coupée, ou presque : avant même d’être couronnée, elle est coupée.

Le doute commence alors à la gagner…

À partir de cette scène, une mécanique implacable se met en place, qui la rend vulnérable, donc blessée et blessante. Quelque chose de très brutal se révèle sur elle-même, et c’est la brutalité d’un système et de ce qu’elle vient de vivre qui fabrique toute cette série de brutalités, y compris, toute femme qu’elle est, en ne sacrifiant pas au cliché de la solidarité féminine. La première qu’elle va mettre à mal est sa collaboratrice. C’est une très bonne idée du scénario.

Votre dernière scène ensemble au restaurant est très forte, avec des jeux de regards où le personnage de Naidra, joué par Naidra Ayadi, comprend en direct la tactique de Clémence et le choix de la résolution finale.

Absolument, et c’est aussi un moment qui annonce Clémence comme presque réconciliée avec elle-même. Il y a à la fois tout ce qu’elle veut et tout ce qu’elle n’a pas non plus vraiment voulu, comme dans toute vie. L’ambition n’est pas toujours là où l’on croit, il y a aussi la part de hasard. Clémence n’a finalement rien demandé. Elle n’a jamais pensé être ministre, on lui a fait cette proposition, qui a mis le vers dans le fruit et cette idée en tête. La déception est à la mesure de ce qu’on lui a fait miroiter, mais ce n’était pas son idée à elle. On sent que c’est aussi quelqu’un qui a un ailleurs possible. Elle n’est pas réductible à son ambition, elle échappe à tous ces clichés, et c’est aussi pour cela qu’elle prend cette décision finale.

Ce regard sur la politique est rare dans la fiction française…

Souvent, les films sont plutôt politiques que sur la politique, et la grande différence vient de ce que Les Promesses n’est pas un film politique, mais un film sur la politique. Cela le décale un peu et le place dans le champ plus vaste de l’imaginaire et de la fiction. Sinon on a le documentaire, mais nous renseigne-t-il si bien que ça ? Ce film est une rêverie, qui imagine ces personnages. Il nous renseigne d’autant mieux sur la réalité de la vie, de ces vies-là et de ce monde-là aussi.

Isabelle Huppert dans Les Promesses de  Thomas Kruithof - Copyright Jérôme Prébois 2020
On voit Clémence dans l’exercice de son travail. La description concrète d’un métier au quotidien, enjeu véritable de la dramaturgie du film, n’est pas si courante, parmi tous les personnages que vous avez incarnés.

Aussi bien montré et dans le cœur de la dramaturgie, oui, cela arrive assez rarement, tout comme dans le cinéma français aussi. Quand c’est montré, c’est un peu maladroit dans les clichés. Ici, la réalité est montrée dans sa complexité et dans la rencontre avec le concret et le réel. Choisir un maire, dont le métier est fait de la rencontre, est une bonne idée. Cela donne tout son prix à cette histoire. Elle se bat pour donner des réponses précises à des questions précises qui concernent la vie quotidienne des gens, dont certains vivent dans la précarité, dans l’insalubrité. Quand c’est réussi, c’est justement quand on montre comment l’individu est fabriqué aussi par le monde dans lequel il vit. C’est l’interaction constante entre ce qu’il est, ce qu’il veut être, la réalité qu’il veut changer, et puis l’autre réalité, celle du pouvoir au-dessus de lui, qui la modifie.

Les Promesses montre l’exercice du pouvoir, et évoque la différence entre maire et ministre, comme le dit Clémence, avec entre les deux plus de pouvoir, mais moins de liberté. Vous jouiez une juge qui voulait démanteler les magouilles et les abus dans L’Ivresse du pouvoir de Chabrol…

Oui, et dans mon prochain film, avec Jean-Paul Salomé (La Daronne), je serai une syndicaliste extrêmement engagée. Je n’en sors pas ! Je saute de maire à syndicaliste, même si j’ai fait d’autres choses entre-temps, dont La Cerisaie de Tchekhov au théâtre, où je suis loin des contingences de ce genre !

Mêmes si les univers et les ambiances sont différents, Les Promesses et La Cerisaie mettent en scène une héroïne confrontée au lâcher-prise et à l’acceptation de la fin d’une ère, le mandat municipal et le passage de relais pour Clémence, la vente de la maison et de la cerisaie pour Lioubov.

Oui, c’est vrai. Mais il y a plus de vulnérabilité dans le personnage de La Cerisaie, qui est hanté aussi par la mort de son enfant. Il n’y a pas toute cette tragédie autour de Clémence. Encore qu’on ne sache pas tout, elle est peut-être veuve. Il n’y a pas de père et on n’en parle pas. C’est bien de ne pas en parler, car cela n’oriente ni le spectateur ni le film vers une tragédie ou autre chose. Le drame est plus défini, plus nommé dans La Cerisaie. Il n’y a pas vraiment de personnage intéressant s’il n’y a pas cette idée du passage d’un état à un autre, d’un monde à un autre. Ce sont peut-être les personnages les plus incarnables, qui vont au plus proche des gens. En deux heures de temps, on résume davantage ce à quoi les gens sont finalement confrontés continuellement. Les Promesses est une traversée. Avec le personnage de Reda, Clémence forme une équipe qui traverse une épreuve.

Vous êtes aussi apparue dans un volet de la série américaine The Romanoffs, où l’univers, le ton et votre personnage sont complètement baroques et délirants dans l’exercice du pouvoir.

Vous êtes peu à l’avoir vu. J’y joue une metteuse en scène et je me transforme en une sorte de vampire. C’était drôle à faire. Les épisodes sont vraiment indépendants et il n’y a pas de lien entre eux. C’est une espèce de fantasme de Matthew Weiner, le créateur de Mad Men, qui a imaginé huit histoires sur les descendants des Romanoffs. Il est obsédé par cette dynastie. C’est assez fou. On a tourné à Prague en Tchéquie.

 

Dans cette série, vous vous appelez Jacqueline Girard ; dans La Daronne, Patience Portefeux ; dans Les Promesses, Clémence Collombet ; et dans Mrs Harris Goes To Paris d’Anthony Fabian, vous serez Mrs Colbert. Des noms très français, atemporels et évocateurs. Un nom de fiction aide-t-il instantanément à se glisser dans un personnage ?

J’adore, après Patience, je suis Clémence ! Dans le film de Laurent Larivière, qui ira à Berlin (À propos de Joan), je suis Joan. C’est la deuxième fois qu’on me parle des noms de mes personnages, et je me dis que je vais faire la liste de tous les prénoms que j’ai eus sur tous les films. Je ne l’ai jamais remis en cause, mais c’est vrai que curieusement, cela finit par déterminer un personnage. D’autant plus quand ils ont aussi une signification, comme Clémence et Patience. Le prénom porté dans un fim n’est jamais tout à fait innocent. Sur ceux de Jean-Luc Godard (Sauve qui peut (la vie), Passion), je m’appelais Isabelle.

Quel réalisateur est Thomas Kruithof ?

Thomas est tout à son affaire. On sent qu’il a son film en tête. Je crois qu’il avait besoin d’être rassuré au début. Je le sentais parfois un peu trop intervenant à mon goût. Il fallait qu’il comprenne qu’il pouvait me faire confiance. J’aime qu’on me fasse confiance. Il y a eu un petit ajustement initial, peut-être parce que lui-même n’avait pas assez confiance, ou une inquiétude qu’il reportait. Je crois qu’il a une grande intelligence de ce qu’il fait. Pour écrire ce scénario avec cette complexité, cette richesse, il faut vraiment avoir une vision très précise, et ce n’est pas par hasard qu’il a imaginé toute cette histoire. C’est quelqu’un qui a des idées très claires sur ce qu’il veut faire, et qui fait du cinéma. La Mécanique de l’ombre était très prometteur, c’est le cas de le dire. Il ne tombe pas dans les clichés, ni dans la facilité, il y a une vraie intelligence.

Les Promesses est un second long-métrage, tout comme À propos de Joan de Laurent Larivière, que vous allez donc présenter à Berlin. Est-ce particulier d’arriver dans la filmographie de cinéastes après leur premier long ?

C’est vrai que dans les deux cas, c’est un deuxième film. C’est difficile, les seconds, surtout quand le premier long est prometteur. C’est un virage toujours délicat à prendre. Dans ces deux cas, je trouve qu’ils sont très réussis. Je ne me suis jamais trompée sur un premier film, et j’espère qu’on pourra dire très vite que je ne me suis jamais trompée sur un deuxième long. Je n’ai fait que des premiers très réussis, qui affichaient haut et fort les talents des metteurs en scène ; Nue Propriété de Joachim Lafosse, Les Sœurs fâchées d’Alexandra Leclère, Home d’Ursula Meier.

Isabelle Huppert dans Les Promesses de  Thomas Kruithof - Copyright Jérôme Prébois 2020
Y a-t-il une énergie ou une atmosphère particulière aux premiers films, au jeune cinéma ?

Non, le cinéma l’emporte sur tout, qu’on soit primipare ou qu’on fasse son deuxième ou troisième film. J’imagine qu’il peut y avoir des premières œuvres faites dans l’indifférence – cela ne m’est jamais arrivé et ne m’arrivera jamais, j’espère -, mais je ne vois pas pourquoi cette excitation serait perdue au fur et à mesure. Je n’ai jamais rencontré une lassitude ou quelque chose qui serait le contraire de l’engagement et du plaisir. Et quel que soit l’âge, il n’y a qu’à voir Paul Verhoeven ou Michael Haneke. Au contraire, il y a chez eux une exaltation comme si c’était le premier film.

En février aura lieu la 72e Berlinale, qui va vous décerner un Ours pour votre carrière. Les récompenses et honneurs, vous connaissez bien. Le Festival de Berlin occupe-t-il une place particulière dans votre parcours ?

Un prix a toujours une place particulière. C’est vrai que c’est un grand festival, où j’ai présenté des très beaux films, et j’y suis allée souvent. Oui, je suis très heureuse. Et puis, c’est joli, un ours. Franchement, il y a pire ! L’ours, il faut l’apprivoiser. Je n’aimerais pas en rencontrer un !

Et côté planches, avez-vous des spectacles en prévision après La Cerisaie ?

Les choses se chevauchent à cause du Covid. Je jouais La Ménagerie de verre de Tennessee Williams lors du tout premier confinement. Nous avons dû l’arrêter, puis nous l’avons repris moins longtemps que ce qui était souhaité et prévu, au mois de mai de l’année dernière. Nous allons le reprendre en décembre 2022 à l’Odéon. On l’a un peu joué en tournée, à Amsterdam chez son metteur en scène Ivo van Hove, en Grèce. On devait aussi le faire au Japon, ça a été annulé, on va finalement y aller au mois de septembre. Et en ce moment je fais La Cerisaie, mon huitième ou neuvième spectacle à l’Odéon. C’est mon théâtre.

Propos recueillis par Olivier Pélisson