Garder la main

Portrait d'Éric Bernard
, acteur dans Sauvage

Dans Sauvage de Camille Vidal-Naquet, il incarne Ahd, face à Félix Maritaud. Un prostitué, à l’affût mais protecteur, un peu blasé et en quête de confort. Une incarnation solide, avec aplomb et charisme, qui apporte une autre couleur au film, brillant dans son âpreté. L’acteur vit une nouvelle étape importante dans son parcours. Rencontre estivale.

Trente-six ans et plus de quinze ans de métier. Éric Bernard est serein, enthousiaste, blagueur, à la table d’un café parisien. L’accueil de Sauvage se passe bien depuis sa présentation à la Semaine de la Critique cannoise en mai. La sortie en salle s’annonce aussi sous de bons auspices. Des ondes positives qui tombent à pic. Cela fait des années qu’il enchaîne projets, tournages, expériences, pas toujours dans la lumière. Ce nouvel éclairage pourrait changer la donne. « Les directeurs de casting ont depuis un rapport beaucoup plus direct avec moi. Comme si j’avais donné la preuve que je suis là. (…) Il a fallu perpétuellement que je me batte, que je fasse mes preuves. Voir qu’un film permet de se distinguer d’un seul coup, tu prends ça comme un cadeau, tu te dis que l’étape d’après arrive. Elle ne va pas forcément être plus simple, mais elle sera différente. Je commençais à me sentir un peu à l’étroit. » Flash-back. Première expérience, figurant cadet sur Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau. Il a sept ans, peu de souvenirs, ne s’est pas vu dans le film, ne sait plus s’il a été payé, et s’est retrouvé sur le tournage via la directrice de production, alors résidente de l’immeuble dont ses parents sont concierges. Enfance bourlingueuse, car ces derniers déménagent souvent. Paris, Nantes, Dijon, Évreux, Reims… Cursus scolaire classique, mais épris de liberté, Éric quitte le foyer à dix-sept ans, et veut se poser dans la capitale. Un jour, une directrice de casting – Sylvie Brocheré – l’aborde. On cherche un mec comme lui pour jouer un militaire à la télé. « Je croyais qu’elle voulait me vendre un truc, un prospectus ». Il accepte. Casting. Il est retenu pour un rôle central d’un épisode de la série Les Monos. « Le tout premier truc que j’ai tourné était réussi parce que j’y avais mis beaucoup d’instinct et beaucoup de moi ». L’aventure lui rapporte une belle somme, une aubaine alors qu’il est coéquipier dans une chaîne de fast-food. Il se trouve un agent et enchaîne les rôles cathodiques dans Madame le Proviseur, Quai n°1, puis Diane femme flic ou Commissaire Moulin. « Aujourd’hui, tu collerais les scénars les uns à côté des autres, les scènes étaient quasiment les mêmes. On ne savait pas discriminer positivement autrement que par le petit voyou qui avait systématiquement les mains dans le dos, avec des menottes, et qui disait : « C’est pas moi Madame le juge » ».

Eric Bernard par LP&V.

Enfant de la Ddass, où il a vécu les deux trois premières années de sa vie, il a été adopté et a grandi avec une forte recherche d’identité. « Mes parents ne m’avaient pas trop parlé de mes origines et d’un coup, j’ai commencé à voir mon nez qui se croche, mes cheveux qui se frisent et des mecs qui me demandent à la cantine si je bouffe du porc ou pas. Je m’appelais Éric Bernard et je n’avais pas d’information par rapport à ça. Je l’ai compris par les autres, de manière indirecte, et c’est ça qui m’a fait super mal ». Il « part en sucette » et la violence lui vaut vers quinze-seize ans un « éloignement familial ». Des années plus tard, quand l’acteur Thibaut Corrion, croisé sur un tournage, lui fait découvrir L’Enfant criminel de Jean Genêt, c’est le choc. Habité par le texte, qu’il connaîtra par cœur, il va le faire sien grâce au spectacle Mélange instable, une variation créée avec le metteur en scène Jean-Pierre Chrétien-Goni, qui a beaucoup travaillé en prison. Il le jouera cinquante dates à Paris en 2010, seul en scène. Grâce à son cachet des Monos, il s’est formé au jeu entre 2001 et 2003 à l’Atelier Blanche Salant à Paris, via la méthode Stanislavski. Il va creuser l’écriture de scénario et la production en 2011-2012. « J’ai toujours eu des difficultés à attendre que le téléphone sonne. C’est un métier compliqué de dépendre du désir de l’autre. Je ne suis pas de nature à dépendre du désir de quoi ni de qui que ce soit ». Il crée donc la structure de production CinéWatt, qui fournit bande-annonce, captation théâtrale et spot télévisuel. « Ça permettait de lisser mes revenus entre les moments où je tournais et ceux ou je ne tournais pas, de ne pas être trop dalleux quand on m’appelait pour un rôle, de m’éclater, et de diriger des acteurs, expérience génialeet utile si je veux me mettre à la réal’. J’ai envie de tout faire, du moment qu’il y a matière à créer, mais je veux pouvoir garder le main ». Avec Louis Charles Sirjacq et Philippe Bénard, il a écrit le scénario d’un long-métrage, Nourredine. Mais le projet peine à trouver une production. Il parle de radicalisation et est arrivé en pleins attentats du Bataclan et déprogrammation du Made in France de Nicolas Boukhrief. « Ce qui m’intéresse, c’est parler d’humanité. Mais contrairement aux États-Unis, ici ça bloque. » Repassé récemment par la case série télé, dans des épisodes de Section de recherches et de Candice Renoir, il a trouvé de rares rôles sur grand écran dans Voie rapide de Christophe Sahr et 11.6 de Philippe Godeau. Dans le premier, il fait la course en bagnole de tuning et mène à l’accident meurtrier le héros campé par Johan Libéreau. Dans le second, sa présence s’est étoffée. Il est convoyeur de fonds face à François Cluzet et Bouli Lanners. « Cluzet a été très bienveillant avec moi. Il m’a transmis qu’être acteur, ce n’est pas jouer. Jouer c’est à la portée d’un enfant, on peut le faire tous les jours. Ce qu’on demande à un acteur, c’est de vivre les scènes par intermittence, comme si chaque fois tu revivais la scène. »

Sauvage
de Camille Vidal-Naquet. Copyright Pyramide Distribution.

Pour Sauvage, l’expérience a été intense. L’acteur voulait en être coûte que coûte. « Quand je suis parti de l’audition, j’étais un peu fébrile. J’ai rappelé Camille et lui ai dit « j’ai envie de le faire ce film, peu importe si c’est ce personnage ou un autre. Mais l’énergie qu’il y a, je veux y participer, y goûter. » Ça venait du scénario et de la force des personnages ». Une fois choisi, il a foncé. « J’y suis allé à l’énergie. Je savais que j’arrivais en terrain un peu invisible. C’était une sorte de gros brouillard. Je me suis dit, je vais tenir la main de Camille et il va me montrer. » Incarner Ahd a été un voyage riche. Il a mené l’enquête au Bois de Boulogne et a puisé dans le vécu d’un jeune tapin, syrien, amoché par la vie et par la nuit. Il fallait « rendre hommage à ce type-là qui m’a quand même sacrément nourri. S’il y a un truc que j’ai gardé en tête tout le long du tournage, c’est cette urgence à vivre et à faire attention à sa vie, bien que ces mecs aient tout abandonné. » En cette rentrée, Éric Bernard retourne à l’Atelier Blanche Salant pour se perfectionner avec l’Acting in English. « Cannes apprend ça aussi, car il y a certaines personnes, certains metteurs en scène, avec qui tu peux communiquer uniquement en anglais ». La Croisette lui a également permis de rencontrer Benoît Masocco, réalisateur des courts métrages Reliques et Noodle, qui lui a proposé de rejoindre son premier long-métrage, dont le tournage est prévu en octobre, et une pièce, qu’il a écrite et veut mettre en scène dans la foulée.