« Je travaille comme un romancier »

Entretien avec Lav Diaz

Le noir et le blanc, un récit étiré sur une durée hors du commun, une vision du cinéma comme art politique : Bande à part a rencontré le réalisateur philippin Lav Diaz à l’occasion de la sortie, le 31 juillet 2019, de Halte, œuvre de quatre heures trente-neuf minutes, en sélection à la dernière Quinzaine des Réalisateurs à Cannes.

Pourquoi avez-vous toujours besoin de beaucoup de temps pour raconter une histoire ?

Je ne pense pas la durée de mes films : je fais juste du cinéma. Je travaille comme un romancier, si bien que je passe par de petits détails. Je ne suis pas les conventions orthodoxes du cinéma et mon cinéma n’est pas à vendre. Mon cinéma n’est pas pour le marché, pour le public, il est pour la culture. Je fais du cinéma pour le cinéma. Il n’y a pas de règles et je suis libre.

Cela signifie-t-il qu'avant le film, il existe une œuvre à part, complètement littéraire ?

Oui, j’écris d’abord un roman, et je travaille sur les détails, comme je vous le disais. Cela doit être développé, sinon vous perdez des choses. Je ne veux pas d’un cinéma qui soit juste à la surface, par-dessus une musique forte qui n’est que du vide, du rien. J’essaie d’aller plus loin. Cela n’a pas de sens autrement.

Cela signifie-t-il que le film n'est qu'une extension du roman sous une autre forme ? Ou le roman est-il une œuvre autonome ?

J’essaie juste de trouver les images de mon histoire : c’est un mélange de formes. Je ne pense pas que le cinéma soit meilleur que le roman. Le roman est pour moi la plus grande forme. Le plus grand médium. Mais j’aime travailler au cinéma et j’espère que cela se rapproche du roman.

Pourquoi avez-vous besoin du récit cinématographique après l’écriture de vos récits sous forme de romans ?

Comme je continue de m’interroger sur ce qu’est le cinéma, j’essaie encore. Et le cinéma permet d’essayer de comprendre la vie. C’est un moyen. Je sais manipuler une caméra, rechercher des lumières, car je fais la caméra moi-même, mais ce qu’est le cinéma, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est utiliser le langage du cinéma, car tout est question de langage. J’utilise mon propre langage, et c’est peut-être le cinéma. Il est important que vous compreniez le cinéma en tant que langage, ce qui signifie qu’il est unique.

Vous ne vous considérez pas comme un cinéaste ?

Je ne suis qu’un artiste ou un conteur, un poète peut-être, à cause de la poésie de l’art. J’ai attrapé les films de cette façon. C’est comme écrire des chansons : il n’y a pas de règle, il s’agit juste d’essayer de trouver quelque chose. Le cinéma crée un grand espace, avec de grandes émotions et de larges perspectives.

Halte est en noir et blanc. Vous faites souvent ce choix. Comment le travaillez-vous ?

Le noir et blanc crée un univers différent. Immédiatement. C’est une autre façon de voir la vie et de voir des images. On interroge le regard. Mais j’ai fait quelques films en couleurs, Norte est en couleurs !

Comment imposer différentes images à la réalité ?

Vous pensez aux aspects techniques et en même temps au résultat. Vous pensez dans une langue très différente. Avec le noir et blanc, le cortex visuel de votre cerveau fonctionne dans une direction très différente, car vous voyez en couleur. Le cerveau peut reconstituer les couleurs d’une image alors même qu’elle est en noir et blanc.

Aimez-vous jouer avec les lumières et les ombres ?

J’aime la recherche de contrastes. Ce qui est parfois très technique. Il est bon de comprendre également la caméra que vous utilisez, les objectifs que vous choisissez, car cela affecte les choses. J’ai commencé en tant que photographe et cela sert ma pratique cinématographique.

Halte est un film plongé dans une nuit éternelle. Quel est le sens de cette nuit sans fin ?

C’est conceptuel. La nuit renvoie à la claustrophobie, au confinement, à l’opposition, à l’autorité, au pouvoir… Le nuit évoque aussi la froidure et le noir et blanc convient à ce genre de choses : c’est comme une ère glaciaire à venir.

Le dictateur et cette dictature du film sont-ils la réminiscence du passé traumatique des années Marcos aux Philippines ?

Cela convient aussi bien à ce qui se passe dans le passé, le présent et l’avenir de l’humanité, en particulier aux Philippines. Cela revient toujours, c’est comme un cercle vicieux, le retour perpétuel de la violence. Maintenant, nous avons un homme fou pour président. Rodrigo Duterte. Il est fou, il a tué beaucoup de Philippins, il a érigé Marcos en héros national. C’est un cercle vicieux entretenu par l’ignorance, l’apathie, la passivité et l’oubli.

Vous êtes donc pessimiste pour l'avenir ?

 Je suis optimiste, mais il faut prendre conscience de cette répétition de l’histoire. C’est partout dans le monde. Pourquoi avons-nous Trump ? Pourquoi avons-nous le Brexit maintenant ?

Dans Halte, qui est à la fois sombre et burlesque, caricatural par instants, le dictateur y agit comme un enfant. Cela relève-t-il d’un esprit de satire, comique et critique, de le tourner ainsi en ridicule infantile ?

Mais tous les mégalomanes sont des enfants ! Hitler était un enfant ! Trump est un gamin ! Et tous sont schizophrènes, ils entendent des voix, ils sont psychotiques, ils n’ont pas d’émotion, ils sont tous pareils. Hitler était un mégalomane classique, schizophrène ; Poutine est comme ça, Duterte est comme ça, Trump est comme ça. Ces leaders sont fous. Ils sont super drôles et super dangereux. C’est un mélange du mal et du personnage comique. Alors oui, c’est une caricature, c’est grotesque, mais la réalité est grotesque. Il suffit de penser à Hitler, son apparence, ses gestes.

Peut-on établir une parenté avec Le Dictateur de Chaplin ?

Bien sûr. Hynkel dans le film de Chaplin est un personnage très amusant. De manière très habile, Chaplin montre ce genre d’absurdité et comment nous l’avons acceptée. Les gens, le peuple, l’ont acceptée. Pourquoi avoir porté Hitler au pouvoir ? Pourquoi Mussolini ? L’ignorance est le problème et elle nous tue en quelque sorte, avec ces mégalomanes créés par les mythes de l’homme fort, de la personnalité, du libérateur. Ils promettent des choses et nous les croyons. Ils présentent des perspectives populaires et nous les croyons. Nous devons éduquer les gens, mais comment ? Nous avons besoin de plus d’engagement, nous devons grandir.

Pensez-vous que vous êtes engagé avec votre cinéma?

Oui. C’est une petite contribution….

Pourquoi n’avoir pas accompagné et défendu Halte au Festival de Cannes ?

Je voulais y aller, mais j’enseignais à Cuba et je ne pouvais pas quitter mes étudiants. La semaine où nous allions faire la première à Cannes tombait la semaine où mes étudiants présentaient leurs films. C’était un grand combat : Cannes ou l’école. J’ai choisi l’école, car c’est un engagement envers mes étudiants.

Pourquoi enseigner le cinéma à Cuba et non pas dans votre pays, les Philippines ?

Il y a une bonne école de cinéma. Le programme est très bon à Cuba et les cinéastes y sont considérés comme des poètes. Il existe des écoles de cinéma à Manille, mais c’est très inspiré des écoles américaines et le modèle des grandes productions.

Est-il difficile dans votre pays de faire des films ?

Oui, mais nous n’avons pas vraiment besoin de beaucoup d’argent pour faire des films. Surtout dans mon cas. Je travaille avec une caméra très bon marché, un petit budget, 200.000 dollars pour Halte par exemple. Si j’avais plus de moyens, je pourrais créer plus, mais aujourd’hui, je dois faire du cinéma de façon très modeste. Quand j’ai remporté le Lion d’or à Venise pour La Femme qui est partie, un journaliste avait demandé : « Quelle caméra avez-vous utilisée ? » J’ai répondu : « une Sony A7s ». Tout le monde a été surpris. Je sais faire en sorte que les petites productions semblent grandes.