Lutherie, cinéma et cie
Entretien avec François Ettori, archetier et acteur dans Les Musiciens
François Ettori est luthier et archetier. Dans son atelier, situé 80 rue de la Villette dans le 19e arrondissement de Paris, il passe le plus clair de son temps à concevoir des archets avec une minutie exigeante. Ce métier artisanal requiert une patience rare, un savoir-faire hérité des temps anciens. Dans le formidable Les Musiciens de Grégory Magne, en salle le 7 mai, pour lequel lui et son collègue Thibault Pailler ont conçu les Stradivarius que l’on voit à l’image, il incarne… un luthier, face à Valérie Donzelli, Frédéric Pierrot, Marie Vialle, Emma Ravier, Daniel Garlitsky et Mathieu Spinosi – ces quatre derniers étant à la fois acteurs et musiciens. Une première expérience devant la caméra, qui nous a conduits à proposer cette conversation sous la forme d’un feuilleton (épisode 2 à lire dimanche 4 mai). Pour le plaisir d’évoquer les joies des plateaux de cinéma, un métier méconnu – celui d’archetier -, de « spiraler » et attraper au passage le point de vue de cet artisan sensible sur le génie de la Renaissance, la mythologie associée au Stradivarius ou son rapport à la culture.
Tout est venu d’une conversation informelle avec Grégory Magne. On échange dans mon atelier sur le cinéma et la musique classique, une partie de l’équipe de production est là, l’ambiance est plutôt détendue. J’explique que, pour moi, le chef-d’œuvre du genre est Un cœur en hiver de Claude Sautet, mais pas pour la musique ni le rapport à la lutherie…. Simplement pour l’histoire, l’émotion qu’elle dégage et la puissance de jeu des acteurs. J’ai vu le film pour ce que je croyais être son sujet et me voilà chialant sur mon canapé parce qu’un type ne sait pas être à l’autre, l’aimer…. J’ajoute que le travail des mains d’Emmanuelle Béart sur le violon est invraisemblable comme souvent au cinéma, si j’ose dire (pour un spécialiste, il est extrêmement désagréable de voir à l’écran un geste inadéquat) – je me souviens de flics énervés par la caricature cinématographique, d’amis médecins exaspérés par les plans hospitaliers, etc. Je termine en proposant d’accueillir l’acteur qui interprétera le luthier quelques jours pour accentuer le naturel de ses mouvements. J’ai souvenir d’un Daniel Auteuil un peu « empoté » dans cet exercice, malgré la volonté de faire vrai et la beauté du décor. Tout cela n’est pas à proprement parler une critique de son jeu et je sais mieux que personne la difficulté d’être naturel dans des gestes qu’un professionnel réalise depuis trente ans. Grégory sourit et me demande si je veux incarner le luthier… J’ai l’impression que tout le monde se tait, je suis décontenancé et réponds : « Appelle mon agent ». Tout le monde se marre, je le rappelle deux jours plus tard, demande à passer une audition (plus pour moi que pour lui, parce qu’il n’a pas l’air de douter), je m’y rends, suis catastrophique et engagé.
J’aurai tourné trois jours en tout. Je pense que c’est à la fois l’une des plus belles expériences de ma vie, mais aussi une des plus dangereuses. Un acteur de cinéma, pour ce que j’en ai compris, est une personne à qui l’on réserve des trains, des taxis, des hôtels, des restos, et pour qui le bien-être est au centre de toutes les énergies d’un plateau. Vous êtes maquillé, coiffé, cajolé en permanence, et tout semble normal. On vous dit continuellement que vous êtes super, que votre performance est parfaite (même si vous devez la refaire plusieurs fois), vous échangez au déjeuner avec d’autres comédiens ultraconnus ou du moins ultrarespectés et tout cela paraît naturel, évident. Je n’étais objectivement pas préparé à cela, et quand je me suis retrouvé, le soir, sur le quai de la gare de Reims avec ma valisette et mon anonymat… j’ai éprouvé un vrai sentiment de solitude et de malaise. Comme une descente de came.
Je n’ai pas connu d’expérience plus narcissisante que celle-là. Je présume que les acteurs sont soit fous, soit extrêmement forts. J’ignore si j’appartiens à la première catégorie, je suis certain de ne pas faire partie de la seconde.
Il y a enfin, et peut être surtout, le rapport à l’équipe technique. Pour l’artisan que je suis, ce fut une découverte incroyable. La quantité de métiers sur un même lieu est fascinante, la capacité de chacune et chacun à s’articuler sidérante. Pour un type qui a passé les trente dernières années de sa vie seul face à l’établi, le contraste est vertigineux. C’est une machine parfaite avec l’huile des régisseurs(seuses). On en parle un jour, de ces gens ?!
Un plateau est une image agrandie de la société, cela fonctionne comme un accélérateur de particules. Tout est plus grand. C’est une hiérarchie très précise et très pensée, avec un ordre social totalement vertical. On dirait l’organisation politique d’Aristote au sens où chacun est à sa place en fonction de ses aptitudes présupposées. C’est une articulation entre le ridicule et le nécessaire.
De cette expérience, il ne me reste qu’une seule vraie image (à part, bien sûr, la bienveillance et le talent de Grégory dans sa direction des comédiens, lui qui déteste la brosse à reluire). C’est ma première scène et elle est collective, nous sommes huit sur le plateau en début d’après-midi. J’observe le tournage depuis le matin et je commence à regretter d’avoir dit oui. Je ne suis censé dire que deux mots, mais ce sont ceux qui font le ressort comique de la scène. Je n’y arrive pas vraiment.
À la troisième prise, Frédéric Pierrot, qui n’interagit pas avec moi à l’écran, me regarde comme si nous étions dans le même cadre. Il me lance une répartie muette, un regard. Il joue avec moi. Au football, on appelle ça une passe décisive. J’en retiens donc cela : au cinéma, on ne peut exister que par l’autre.
Non, pas du tout, j’ai vécu le moment comme une jolie récréation. J’ai bien conscience d’avoir été quelques jours « privilégié », au sens de la rareté de l’expérience. J’avais bien compris qu’elle était éphémère, j’ai eu besoin de quelques jours pour redescendre de cette intensité, mais globalement, j’ai un loyer à payer, une famille à nourrir comme tout le monde.
Après le tournage, tous les gens avec qui je suis resté en contact me parlent de cette petite mort. Je comprends, il me semble bien l’avoir ressentie aussi. Cela m’a semblé plutôt réconfortant de retourner à mes archets. Le décalage avec les autres membres de l’équipe est là. Il faudra qu’ils réinventent des histoires, que des énergies techniques, artistiques, financières se mettent en place pour qu’une autre aventure se crée.
Quant à moi, j’ai vu, j’ai concouru, et suis reparti avec le petit sourire aux lèvres de l’intrus, content du coup pendable, rien de plus.
Le film, aussi juste soit-il, « fantasme » ce qu’est la musique, ce qu’est le luthier, fantasme à peu près tout, mais c’est le rôle d’un film de fantasmer ou interpréter une réalité dont la vérité n’appartient d’ailleurs pas davantage aux réalisateurs qu’à leurs protagonistes véritables.
J’aurais pu, au regard de la narration, me sentir comme un traître par rapport à ma profession. Mais la narration n’est ni le thème ni le sujet. Le film ne parle pas de musique et encore moins des luthiers. Il parle de la dette que les enfants ont à l’égard de leurs parents. Le poids des morts, c’est là le sujet.
Une fois la question intégrée pour moi, il a été très facile de regagner mes pénates.
C’est effectivement un aspect très fort du film, ce rapport entre les êtres pour faire « œuvre ».
Dans la réalité, je connais surtout des quatuors qui ne peuvent plus se supporter ou se jalousent. Mais même les tensions négatives peuvent être productives. Vous noterez que cela aussi est mis en valeur dans le film. Le personnage de Valérie Donzelli veut régler une dette virtuelle à l’égard de son père à travers l’achat d’instruments et la « mise en vie » d’une musique. Les musiciens, quant à eux, dans ce scénario comme souvent dans la vie, cherchent à dépasser des amours déçues, des rancœurs, des jalousies, par l’exécution d’une partition.
Ce rapport à cette harmonie ne constitue pas chez moi une motivation, bien qu’il me touche comme narration. Les conflits m’ennuient, c’est probablement pour cela que j’ai choisi l’artisanat, pour m’éloigner des gens. Quant à ce qu’ils font de mes instruments, cela m’indiffère totalement, pourvu qu’ils les respectent. Ce qui me motive, c’est faire mieux avec l’archet à venir qu’avec le précédent. Ce qui me gargarise, ce sont les compliments d’un bon musicien, parce que seuls ces derniers peuvent amener l’objet à ses limites. Le sentiment du travail bien fait, en somme.
J’aime aussi beaucoup les matériaux et la diversité des techniques ; j’aime encore plus l’intelligence nécessaire à la réalisation. Mes contemporains doués sont tous brillants, souvent cultivés et, avouons-le, un peu maniaques aussi.
J’utilise de l’ivoire de mammouth (qui a donc plusieurs milliers d’années) pour éviter le trafic d’éléphants, de l’argent, de la soie, du crin de cheval, de l’ébène, et le roi des arbres : le pernambouc, tout cela est d’une rareté incroyable et à certains égards m’oblige. J’ai conscience également qu’entre la raréfaction des essences (dont les archetiers ne sont aucunement responsables) et les interdictions diverses, je fais partie des derniers ad vitam d’une profession que je ne pourrai jamais transmettre, même à mes gosses. Cela aussi m’oblige, voire pèse des tonnes parfois. Que chaque bout de bois soit le dernier. Qu’il y a des siècles de culture professionnelle derrière moi et rien devant.
J’ai ressenti cela aussi pendant le tournage : l’envie de ne pas tout gâcher par mon inexpérience ou mon incompétence. Le sentiment que, comme dans mon métier, votre action à une portée plus lointaine que votre personne.
Me permettez-vous, avant de passer au sujet d’Antonio Stradivari, de vous livrer ma modeste définition d’un instrument de musique ? Alors voilà, un instrument de musique est … un outil de travail. Une fois cela exprimé, et pour appuyer ma « théorie », je n’ai jamais pensé que le stylo faisait l’écrivain, ni que Ducasse pourrait être empêché de réaliser une omelette meilleure que la mienne avec mon fouet de cuisine plutôt que le sien, et j’ajoute qu’une de mes plus grandes émotions musicales fut un concert sur la ligne 6 du métro parisien (Pasteur/Passy pour les esthètes) d’un gitan avec un violon que tous les professionnels auraient jeté au feu sans vergogne (je parle du violon).
Stradivari, homme doué et intelligent, était de son époque, la fin de la Renaissance, raison pour laquelle, faut-il le rappeler, il a « latinisé » son nom comme tant d’autres.
Ce mouvement civilisationnel fut initié par les Turcs depuis la prise de Constantinople, car la bourgeoisie turque, s’installant en ville, venait avec sa bibliothèque, celle de Rome et d’Athènes. L’Europe, encore occupée à brûler ses « sorcières », allait bientôt s’éveiller. Ce fut long, mais finit par advenir et, avec l’émergence de cette nouvelle élite, vinrent de nouveaux désirs et de nouveaux plaisirs, puis Vivaldi et le violon pour soliste (car il fallait qu’on l’entende au fond de la salle), des connaissances réapprises, comme le nombre d’or, la proportion, etc. Donc Strad. Ce type ne jouait pas de musique, faisait des fautes d’orthographe (on notera cependant qu’il savait lire), ne faisait partie d’aucune élite, mais sut synthétiser son époque et concevoir pour autrui l’instrument attendu par son temps.
Certains diront qu’il avait une « main » ; d’autres, le sens du commerce ; moi, je pense qu’aucun artisan n’a à ce point répondu à une telle demande. C’est l’histoire d’un type qui inventa l’objet parfait parce que son temps exigeait cette perfection. Les journalistes, les béotiens et les bourgeois (assistés par des luthiers aussi ignares et prétentieux que complaisants) s’étendront toujours sur le secret d’un vernis, l’alchimie d’une forme, la pertinence d’un choix de bois, tandis que les honnêtes professionnels s’appuieront sur les seuls faits tangibles, issus de leur propre expérience de fabricants, à savoir qu’un objet artisanal est le fruit d’une rencontre entre une demande et une offre.
Stradivari sut combiner admirablement les deux, et s’il eut un génie, ce fut de comprendre qu’un violon parfait était le fruit d’une conjonction de facteurs : main, bois, mathématiques, expérience, pensée, culture, passion, exigence, travail, ambition. J’en oublie, bien sûr, mais je ne suis pas Stradivari.
Les réalisateurs sont des menteurs, j’en suis convaincu, car comme tous les raconteurs d’histoires (pour paraphraser Valérie Donzelli), ils utilisent des vecteurs pour traiter un sujet, un thème. On fait tous cela à l’école : « dégager le thème ». Grégory nous parle dans son film du rapport à la dette que nous avons à l’égard de nos parents et particulièrement quand ils sont morts. Il aurait pu situer son histoire pendant la guerre d’Indochine ou à la Révolution française, il a choisi, par contrainte financière, appétence ou curiosité pour le sujet, de l’enrober d’une histoire de violons.
Les réalisateurs sont des menteurs et des artistes, je commence à le comprendre. Grégory a bossé comme un dingue sur l’histoire de l’instrument, et je peux le confesser aujourd’hui, il m’a appris des trucs sur le sujet. À certaines informations, je répondais : « Oui, bien sûr », pour ne pas avoir l’air bête et j’allais vérifier en cachette.
Il semble que, pour faire passer un thème difficile, il faille que l’histoire soit belle. À cet égard, il a eu besoin d’un bon scénario, d’une belle équipe, et de beaux violons. Peu de gens ont filmé les instruments joués avec autant de vérité. Cela tient, entre autres, au fait que les acteurs jouaient vraiment, mais aussi à la qualité des cadrages et de la lumière, à la beauté de la musique, et surtout, je crois que Grégory s’est fait avoir par son propre mensonge : il a fini par se passionner pour les violons. Cela transpire à l’écran. À la réflexion, peut-être est-ce pour cela qu’il m’a choisi, pour légitimiser encore plus son propos. Et moi qui pensais que c’était pour mon talent…
Vous voulez par ailleurs m’interroger sur le rapport entre le premier plan (travelling arrière à l’intérieur d’un violoncelle) et l’allégorie de la caverne. Quelques mots sur ce plan, pour vous dire à quel point je suis fier d’y avoir participé comme technicien et j’associe ici mon collègue Thibaut Paillet, qui a maquillé l’intérieur d’un instrument en « strad ». C’est merveilleux de beauté, et c’est le fruit d’une équipe technique ultraréduite pendant la première journée de tournage, d’une intensité incroyable pour moi. Par ailleurs, ce plan résonne si fort avec le dernier (celui du concert), où l’on comprend le rapport entre le dedans et le dehors.
Pour autant, j’y vois plus un rapport à l’enfantement du père de Valérie et son frère dans le film qu’à celui entre le monde sensible et intelligible de Platon. La caméra recule, on quitte l’intérieur de l’instrument, on le voit dans sa réalité d’usage, elle va l’acheter, elle paie sa dette, car ils l’achètent. Tout cela n’est que conjectures d’un luthier de quartier, il faudrait demander à Grégory.
Interlude : nous avons demandé à Grégory Magne sa lecture de cette séquence d’ouverture. Voici sa réponse :
« En deux mots tout est dit. Premier jour, enfantement. Le tournage de ce plan n’était pas le premier jour de tournage, il l’est devenu. C’était avant tout une journée d’essais caméra. L’équipe image est là au grand complet, en studio, la caméra et les optiques avec lesquels nous allons tourné, le coiffeur, le maquilleur, les costumes. Et enfin les comédiens. Et l’on essaie les différentes tenues, les maquillages, les coiffures prévues tout au long du tournage sur chacune et chacun des comédiennes et comédiens, sous différentes lumières. Pierre Cottereau, la production et moi avions décidé de profiter de cette journée pour tenter de tourner ce plan. François Ettori et Thibault Pailler avait préparé en quelques jours l’intérieur d’un violoncelle dont on sentait soudain l’âge, la destinée, les accidents et les convalescences. Ils ont fait le travail du chef décorateur à l’échelle 1/30e. Du côté de l’équipe image, nous avions dégoté une optique qui pouvait s’aventurer dans les entrailles de l’instrument. Et en fin de journée, lorsque les comédiens avaient fini de défiler, nous avons tenté de tourner ce plan. Si cela ne fonctionnait pas comme souhaité, il nous restait tout le temps du tournage pour trouver une autre méthode. Au bout de quelques prises, assez vite en fait, nous avons vu que ça allait fonctionner et que ces essais seraient donc un premier jour de tournage. Le tournage du premier plan du film. Nous voici dans un espace mystérieux. Peut-être la cale d’un bateau ? Et soudain, à travers les ouïes de l’instrument, la lumière jaillit, inonde l’endroit. La caméra recule, puis le montage nous révèle le monde extérieur, comme un enfantement. Cet instrument s’avère l’enfant tant espéré. Le « San Domenico », atteste le luthier.
Pour les quelques-uns qui sont là, autour de cet instrument allongé sur la table, cette première réussite technique semble une bonne étoile suspendue dans notre ciel. La permission de croire qu’avec une équipe si pertinente, si appliquée, nous pouvons accoucher le film que l’on espère. »
Je suis né à la cinéphilie en découvrant Orpheu negro de Marcel Camus au Champollion en 1993. J’avais vingt ans et ce film m’a ouvert à presque tout : le Brésil, la musique, l’amour, mais surtout – et ce fut la part inconsciente de l’éveil – à la culture en général ou tout du moins à l’envie d’apprendre. Le sens commun retiendra surtout du mythe le rapport à l’égocentrisme d’Orphée ; quant à moi, j’avais modestement retenu qu’il faisait voler les pierres. Qu’il fut égocentrique, j’en convenais (les Grecs ont des héros pour tout, même les cons) ; qu’il fit se mouvoir les objets par sa musique, cela me transperçait.
Les Tibétains utilisent des bols de méditation, qui permettent l’accès à une forme de transe ; les chamanes du monde entier passent par l’incantation musicale pour accéder à ce qu’ils appellent le monde de l’esprit ; il y a, bien sûr, les chants grégoriens ; je pourrais vous parler des polyphonies corses, des muezzins au matin ou au soir, de Satie ou de Bach. La musique n’a que deux fonctions : séduire ou transcender.
Je ne pense pas qu’il y ait de vertige métaphysique, pas plus du reste que d’analyse crédible du vivant par la phénoménologie. Toutefois, je sais par la physique pure qu’il existe des harmonies. Des tensions, des convergences et des divergences.
À l’école de Newark, où j’ai fait mes études de luthier, il y avait une machine qui permettait de soumettre une table ou un fond d’instrument dans lesquels nous avions placé du thé séché face à des ultrasons. Les résultats permettaient d’évaluer la pertinence des épaisseurs que nous avions laissées sur nos instruments à venir. La machine avait été conçue par des scientifiques de premier ordre en collaboration avec le plus grand des luthiers de l’entre-deux guerres, Sacconi. Le principe était simple : à telle fréquence, tel dessin optimal de la répartition du thé. Au-delà de l’expérience, je retiens qu’à certaines fréquences, le thé vole. Cela n’a rien de magique, et j’ai peu d’espoir que cela soit métaphysique. Je crois savoir également que tout objet « émet » une fréquence et que, parfois, ces fréquences deviennent entre elles « sympathiques » : elles s’harmonisent. Les Tibétains, les chamanes, Bach l’avaient compris. Les Grecs aussi, puisqu’ils avaient inventé un héros imbécile capable pourtant de faire lever les pierres avec sa lyre.
Pour aller un peu plus loin, Orphée est un con qui séduit les dieux. En substance, il n’entre pas dans le royaume des morts par la force de la pensée, mais bien par celle du cœur. Souvenons-nous de Saint-Ex : « L’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur », disait Saint-Ex.
S’il l’on parle du « social », il faut bien dire que, globalement, la situation comme celle de tant d’autres professions est très précaire. Au 18e siècle, quand les archetiers et luthiers vendaient pour 100 euros « d’instruments », 80 % venaient du coût des matériaux. Au 21e, 10 %, mais 70 % du reste est consacré aux impôts, cotisations, TVA, frais fixes et j’en passe. J’ajoute qu’en cotisant au minimum obligatoire (je n’ai jamais pu faire plus), la retraite prévue à ce jour est toujours le minimum vieillesse ; nous n’avons pas le droit au chômage, ni à la formation, etc. Une raison fondamentale à cela est que nous sommes sous-éduqués et surtout concurrents avant d’être collègues. Il est dommage que le « premier employeur de France » n’en ait pas conscience. En attendant, nous restons pour L’INSEE en bonne place dans les catégories « suicide / alcoolisme / divorce »…
Peut-être devrions-nous nous inspirer de nos pairs pour autre chose que leurs talents. Car ce sont bien eux qui, en 1789, dans le quartier de l’artisanat parisien, firent tomber la Bastille.
En attendant, les bourgeois, dont certains d’entre nous font aussi partie, nous expliquent que pour nous, c’est différent, car, comme ils disent, « c’est un métier passion ».
Pour résumer, nos pairs mouraient sur l’établi, nous mourons de nos inconséquences.
Je me considère trop vieux pour la lecture passe-temps, trop égoïste pour être projeté dans l’émotion d’un autre, trop prétentieux pour valider le style d’autrui. Je m’accorde un ou deux romans par été, et j’aime relire régulièrement Mon oncle Benjamin ou un René Fallet. Lire, depuis une quinzaine d’années, veut dire pour moi des essais en histoire, philosophie et science politique. Pour comprendre mon monde, parce que sans doute ai-je l’impression qu’il m’échappe. En cinéma, c’est complètement l’inverse et je passe du film d’auteur à Rocky avec le même plaisir. C’est le privilège des ignorants que de regarder une œuvre sans a priori ni références et ça vaut pour la peinture. J’ai récemment été transpercé par une œuvre du Caravage à Rome, La Vocation de saint Matthieu. Tout y est, la pureté du trait, le rétroéclairage de la toile, la dramaturgie du « futur apôtre » bien installé dans sa petite vie bourgeoise et qui voit dans cette impérieuse désignation du Christ et de Jean-Baptiste s’effondrer son monde, le doute. Tout cela en une seule image. C’est fascinant, sublime.
Est-ce que Caravage a progressé avec le temps ? Je l’ignore, mais moi, oui sans doute, dans mon domaine comme beaucoup d’entre nous. La problématique est que plus on apprend, plus il reste à apprendre. Cela s’applique à mon métier, bien sûr, mais aussi à tout le reste.
Quant à la musique, la relation est confuse. Distante s’agissant du classique, bien que passionné d’opéra, pour des raisons probablement politiques inconscientes et d’aversion pour les conformismes, mais aussi puissante devant certaines partitions. In fine, mon rapport initial et perpétuel à la musique, c’est Brassens et par extension, la chanson à texte. Il se trouve que je « pratique » moi-même l’exercice dans un groupe que j’ai créé à cet effet, « Domaine public », et qu’on peut raisonnablement considérer comme le meilleur du monde… ex æquo avec d’autres peut-être !