Rencontre avec Florian Zeller

Comment j’ai fabriqué le dédale mental de The Father

Pour son premier film, The Father, adapté de sa pièce de théâtre Le Père, Florian Zeller trouble la perception du spectateur pour le placer dans le même état de confusion que le personnage principal, un vieillard perdu dans le labyrinthe de l’espace et du temps, incarné par Anthony Hopkins.

Pourquoi vouloir déstabiliser le spectateur comme le vieil homme atteint d’Alzheimer, joué par Anthony Hopkins ?

L’idée était de mettre le spectateur dans une position unique, comme s’il traversait un labyrinthe, comme s’il était dans la tête de ce personnage qui perd ses repères. Le cinéma, par son langage, permet à cette expérience de la désorientation d’être encore plus immersive, plus troublante. Et, je l’espère, plus bouleversante. C’est une façon de raconter l’histoire de ce personnage : on se retrouve dans cet appartement, on le connaît, on le comprend, on s’identifie, on sait où on est, mais on n’en est plus tout à fait certain.

Comment s’est échafaudé ce labyrinthe ? Et s’est-il construit au montage ou tout était-il déjà cadré et en place au moment du tournage ?  

Le montage, réalisé par Yorgos Lamprinos, a suivi très fidèlement le scénario. Ces lignes de déstructuration et de non-linéarité venaient de l’écriture, mais il a ensuite fallu trouver, dans le dispositif, les moyens de fabriquer ce labyrinthe. Et l’idée était de tout tourner en studio, car on peut bouger un mur, changer les couleurs, modifier les proportions facilement et je voulais utiliser toutes ces possibilités. Régulièrement, il y a des métamorphoses, des changements, parfois peu de choses, on ne peut pas identifier ce qui s’est passé, mais il y a une trace de déstabilisation, quelque chose s’est passé puisqu’on n’est plus tout à fait certain d’être au bon endroit. Et, au fur et à mesure du film, on en vient à être à la fois à un endroit et à un autre, parfois en même temps, et on suit comme ça la trajectoire égarée de ce cerveau qui perd ses repères.

Vous n’aviez pas peur de tomber dans le procédé ?

Non ! Effectivement, ça aurait pu être le cas, mais je tenais à ce que ce film ne soit pas simplement un jeu mental, un puzzle qu’il faut essayer de recomposer. Quelque chose résiste. Et c’est volontairement, pour que l’on accepte finalement de ne pas tout comprendre. Quand on lâche prise, on peut voir toute l’histoire sur un autre plan. Un plan plus émotionnel. J’ai l’impression que, même si la narration est parfois chaotique, complexe, c’est un film simple à comprendre parce que les questions sont des émotions ancestrales, primaires presque, que chacun porte en soi.

Christopher Nolan a beaucoup travaillé sur la perception et joué sur les distorsions. Vous inspire-t-il en particulier ?

Ce n’était pas une référence consciente, mais il se trouve que j’aime beaucoup Christopher Nolan. On me l’a beaucoup dit quand The Father est sorti aux États-Unis et je comprends pourquoi. Il s’agissait de créer un autre temps et un autre espace ou en tout cas de briser la cohérence de cet espace, de briser la cohérence du temps, comme le fait Nolan. Pas de façon gratuite, mais comme un jeu de piste, de telle sorte que le spectateur lui-même soit embarqué dans le labyrinthe du personnage.

Photo : Sean Gleason © NEW ZEALAND TRUST CORPORATION AS TRUSTEE FOR ELAROF - CHANNEL FOUR TELEVISION CORPORATION - TRADEMARK FATHER LIMITED - F COMME FILM - CINÉ-@ - ORANGE STUDIO. 2020 - UGC Distribution
Quels sont vos modèles de cinéastes ?

J’en ai beaucoup ! Au tout début, pour The Father, je dirais qu’un metteur en scène comme David Lynch a eu beaucoup d’importance. Même dès l’écriture. Je découvrais une narration qui ressemblait à un puzzle dans lequel il manquerait toujours une pièce. Et donc, on peut s’évertuer à jouer avec toutes les pièces de ce puzzle pour trouver la combinaison, quelque chose, toujours, résiste. Cela met le spectateur dans une position active. C’est ce que j’ai essayé de faire avec The Father. C’est-à-dire ne pas demander simplement au spectateur qu’il s’assoie et qu’il assiste passivement à une histoire, mais qu’il fasse partie intégrante de la narration. C’est chercher un chemin et se dire : « Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Est-ce que c’est moi qui n’ai pas compris ? Est-ce que c’est moi qui ai loupé quelque chose ? Est-ce que c’est avant ? Après ? » Il s’agissait de tenter de trouver un sens, de se bagarrer pour trouver une combinaison adjacente… C’est quelque chose que j’ai retenu de David Lynch.

Des cinéastes de l’enfermement ou du huis clos vous ont-ils inspiré ?

Quand on pense à adapter une pièce en scénario, on se dit toujours qu’il faut ajouter de nouvelles scènes en extérieurs, pour donner un air un peu cinématographique et pour être le plus loin possible du processus théâtral. J’ai pris la décision inverse, c’est-à-dire que j’ai tenu à rester dans un lieu clos pour que cet espace devienne un espace mental, et ça me semblait être une véritable proposition cinématographique. Par conséquent, je me suis intéressé à tous les réalisateurs qui ont réussi à faire des films qui n’étaient pas du tout théâtraux. Dans les premiers films de Roman Polanski, il y a un cinéma de l’enfermement. Chez Michael Haneke aussi, dans Amour par exemple, où il a réussi à faire avec deux personnages et un appartement, quelque chose de puissamment cinématographique.

Comment les acteurs se sont-ils approprié ce jeu ?

En général, on connaît un acteur à travers tous les rôles qu’il a incarnés, et Anthony Hopkins, pour moi, est l’homme de la maîtrise absolue. Aller dans cet endroit où il perd la maîtrise, je pensais que c’était d’autant plus déstabilisant. Il est celui qu’on croyait connaître et qui est quelqu’un d’autre. Et je voulais qu’Anthony, pour lequel le spectateur a des attentes, devienne soudain quelqu’un d’autre. Qu’on lui voie un visage autre. Et que lui aussi, en tant qu’acteur, tente de devenir un autre. Un acteur qu’il ne connaissait pas. C’est pour ça que j’ai beaucoup d’admiration et de respect pour ce qu’il a fait, parce qu’il a eu le courage d’explorer quelque chose d’inconnu. De lâcher prise et d’oser, alors qu’il a 83 ans et qu’il pourrait simplement se contenter de faire ce qu’il sait déjà faire.

Pour Olivia Colman, aviez-vous les mêmes attentes ? Qu’elle se glisse hors d’elle-même ?

C’était moins central avec son personnage. Mais je veux dire qu’Olivia est une grande actrice, que j’estime énormément. Il m’est déjà arrivé de prendre l’Eurostar juste pour la voir sur scène à Londres. Je n’ai pas eu grand-chose à faire pour la convaincre d’accepter ce rôle parce qu’elle est Anglaise et comme pour tous les Anglais, Anthony Hopkins est pour elle une légende absolue.

Lorsque vous écrivez, partez-vous d’abord des personnages ou plutôt des idées ?

En général, je pars plutôt des acteurs. C’est comme un acte d’amour d’écrire en pensant à un acteur, en espérant qu’il le jouera. En revanche, je n’ai pas écrit en pensant à Olivia Colman, elle est venue après dans mon processus. C’était pourtant important, car ce n’est pas juste l’histoire d’un homme qui perd ses repères, c’est aussi l’histoire de sa fille, de sa fille aimante, qui tente de trouver sa place dans ce cheminement douloureux, vous savez ce moment singulier où l’on devient le parent de ses propres parents. Et il n’y a pas de bonnes réponses.

Qu’êtes-vous allé chercher chez Olivia Colman ?

Ce que j’aime chez Olivia, c’est qu’on pressent en elle une profonde humanité. Et je voulais que ce soit une fille aimante pour dire à travers ce film que l’amour ne suffit pas. C’est une histoire d’amour qui est testée par la réalité de la maladie. Si l’amour ne suffit pas et que ça nous arrache le cœur, il n’y a pas de bonnes réponses. C’est cet endroit d’émotion que je voulais explorer avec elle. Et elle a une magie particulière : aussitôt qu’on la voit, on l’aime ; on ne peut pas ne pas l’aimer. Elle respire la bonté et ce qu’on pressent d’elle en tant qu’actrice, elle l’est vraiment dans la vie. Quand elle était sur le plateau, pendant le tournage, sa seule présence faisait que tout le monde était dans la meilleure version de soi-même, tellement elle est généreuse. Derrière le sourire de son personnage, il y a la fatigue, le désespoir, l’ambivalence… Faire cohabiter toutes ces sensations, tous ces sentiments sur un même visage, comme s’il y avait une profondeur de champ infinie, seuls les très bons acteurs peuvent le faire.