Sonder les âmes

Entretien avec Fabienne Godet, réalisatrice, scénariste

On avait quitté Fabienne Godet en 2008 avec un passionnant documentaire, Ne me libérez pas je m’en charge. Elle y dessinait le portrait de l’ancien braqueur Michel Vaujour, scrutait son visage, recueillait sa parole, faisait résonner sa romanesque et sidérante histoire. Trois ans auparavant, on la découvrait avec un premier long métrage de fiction, inquiet et rageur, Sauf le respect que je vous dois, qui tissait, dans le cadre de l’entreprise, les liens fragiles entre des employés aux portes de l’aliénation.

Dans Une place sur la terre, son troisième long-métrage, Fabienne Godet filme la rencontre étincelante d’un homme et d’une femme, deux âmes en peine, deux âmes sœurs regagnées par un élan vital au contact l’une de l’autre. Conversation – à suivre après avoir vu le film – avec une cinéaste au doux parler.


 

Ce film, votre cinéma, sont-ils affaire de regards ?

J’ai surtout du plaisir à filmer les visages. C’est pour cela que j’aime les longues focales, les gros plans. Je crois que je pourrais faire un film uniquement sur des visages. Ce sont des paysages, les visages. Je ne le fais pas exprès, mais j’ai aiguisé mon regard avec le temps et je capte des choses.

Le regard est un des outils principaux du cinéma. Un acteur comme Benoît Poelvoorde, Michel Vaujour dans Ne me libérez pas je m’en charge ou Olivier Gourmet dans Sauf le respect que je vous dois, sont des gens qui ont une grande présence. Le visage de Benoît change comme un nuage. C’est très perceptible. Chez lui, toutes les émotions passent par le regard.

Votre lumière, très changeante, selon qu’on est en intérieur ou en extérieur, met en relief ces visages…

Avec la lumière, j’avais vraiment envie de décoller du réel. J’avais envie de ne pas être dans une optique naturaliste de restitution, même s’il y a plein de moments qui le sont, mais il y a aussi beaucoup de moments dans le film proches du rêve. J’ai vraiment cherché des lumières, du côté d’Edward Hopper et du Wong Kar-wai de Happy Together notamment.

On retrouve dans votre film le goût qu’avait Hopper pour les cadres dans le cadre : les fenêtres, les portes, les points de vue à distance des personnages. Comme celui qu’adopte votre photographe depuis son appartement…

J’ai en tête tous les tableaux de Hopper représentant des personnages dans des chambres, seuls. Il y a aussi tous ses tableaux avec des personnages dont les regards se croisent. Je trouve qu’il y a là des mini-scénarios. J’essayais de retrouver aussi ses couleurs, ses verts et ses rouges surtout.

L’élan romanesque qui traversait le discours de Michel Vaujour dans votre documentaire Ne me libérez pas je m’en charge, a-t-il influé d’une façon ou d’une autre sur le lyrisme de ce film ?

Pour moi, les thématiques de mes films sont les mêmes. Confucius disait : « On a deux vies, la seconde commence lorsqu’on a compris qu’on n’en avait qu’une ». Dans mes trois longs-métrages, il est question de gens qui vivent une expérience forte et qui vont rebondir vers plus de liberté, de libération par rapport à des normes, des codes, et ça, c’est vraiment ce qui relie mes trois films.

En revanche, les trois se distinguent par leur esthétique. Dans le cas de Ne me libérez pas, j’ai vraiment traqué le visage de Michel Vaujour. Je le regardais et je me disais : quoi filmer d’autre que ça ? J’avais soixante heures de rush, j’avais filmé plein d’autres choses, mais avec mon monteur, on s’est rendu compte que la force du film tenait à sa radicalité. C’était un vrai choix. En terme de référence, c’était Faces de Cassavetes.

Ne me libérez pas a induit de la liberté par rapport à la manière de filmer. Dans un documentaire, on ne fait qu’une prise. On n’avait pas de scénario, mais je savais où je voulais aller, j’avais 22 pages de questions, et j’étais à l’affût de tout. Cela donne de la liberté. Nous étions deux sur ce tournage et nos horaires étaient libres. Ça, en fiction, on ne peut pas le faire, mais ça donne de la liberté dans la narration. Et avec un acteur comme Benoît, on peut réinventer des séquences ensemble. Sur Sauf le respect que je vous dois, mon premier film, j’étais un peu stressée. De film en film, on gagne en confiance et on tente plus de choses. Peut-être que sans l’expérience de Ne me libérez pas, je ne me serais pas autorisé cette liberté-là.

Il y a aussi une vraie ambition scénaristique… Ce n’est pas rien de filmer des âmes sœurs et de restituer quelque chose qui relève de l’élan vital !

Disons qu’il y a des couches qui se superposent. C’est quelque chose dont on avait conscience avec Franck Vassal et Claire Mercier, la deuxième scénariste qui est venue nous rejoindre à l’écriture de la deuxième version du scénario. Le scénario reposait sur une structure en manège. Au début, il était construit en quatre parties, intitulées « Antoine », « Elena », « Matéo » et  « Margot ». Le tout se terminant sur l’expo finale où l’on retrouvait tous les personnages. C’était un scénario très littéraire (qu’on songe aujourd’hui à publier) et on n’a jamais eu l’argent pour le financer. On a donc réécrit, j’ai dû couper et sacrifier des personnages, comme Margot ou la concierge.

Rarement Benoît Poelvoorde avait-il fait le grand écart entre dérision, charme et émotion dans un même film. Toute sa palette de jeu s’y dévoile. Avec une ligne de conduite tenue, qui tient en partie à sa voix, plus posée qu’à l’ordinaire…

C’était volontaire. La voix d’Antoine, son personnage, et la sienne ne sont pas les mêmes. Si parfois Benoît partait dans les aigus, je lui demandais de retrouver une voix plus neutre, plus ventrale.

C’est aussi un film où il crie, où il exprime des sentiments forts sans être extravagant. L’avez-vous beaucoup guidé ?

Je ne crois pas à la direction d’acteurs. L’acteur sait autant que le réalisateur. Je pense que l’acteur arrive avec ce qu’il est, avec son histoire. Ensuite, il s’agit d’ajuster, un peu plus à gauche ou à droite. Si l’on veut faire entrer Benoît dans quelque chose de rigide, ça ne marche pas. C’est juste un travail d’accompagnement. On savait où l’on allait, le scénario était très écrit : quand Benoît lisait les scènes, il savait parfaitement ce qui se jouait. Je crois qu’il y avait de la confiance entre nous. J’en acquiers avec l’expérience. Benoît avait vu Ne me libérez pas et tous mes autres documentaires. Il savait que je saurais juger au montage, il avait confiance dans ma capacité à doser l’émotion. Tout est vraiment question de confiance mutuelle.

Sur le plateau, parlez-vous toujours avec cette voix douce ?

Benoît se fiche de moi, parce que je ne crie jamais : quand j’ai quelque chose à dire, je me lève et vais parler doucement aux gens. Je ne supporte pas les gens qui crient. L’autorité, c’est tout sauf un truc de décibels. C’est aussi mon tempérament qui est ainsi. J’ai toujours ce ton-là. C’est vrai que Benoît est quelqu’un d’effervescent. Et comme je suis sur un tempo totalement autre, on trouve ensemble un équilibre.

L’ancrage réaliste du film s’accompagne, dans l’ombre, de mythologies – égyptiennes ou cinématographiques (de Hitchcock à Antonioni) – qui irradient de bout en bout. Le scénario semble travaillé par une matière invisible…

Il y avait dans le scénario originel beaucoup plus de choses encore de cette nature. Initialement, le personnage de Benoît avait un perroquet qui référait à la mythologie égyptienne et à l’oiseau-âme protecteur, mais il a dû faire place à un perroquet en peluche posé sur le bureau d’Antoine ! De la même façon, les trésors engloutis en Egypte dont il est question dans le film sont bien réels, mais comportent, en effet, une valeur fantasmagorique. On a gardé le minimum dans le film, mais dans le scénario initial, c’était beaucoup plus présent. Et dans celui que j’écris en ce moment, on va jouer de cela, entre le flou et le réel, le rêve et le fantasme.

Était-il entendu depuis le début qu’il n’y aurait pas de rapports physiques entre vos personnages ?

Je voulais filmer la rencontre de deux âmes sœurs. J’ai résisté à tous ceux qui voulaient qu’Antoine et Elena couchent ensemble, et à ceux qui me demandaient de ne pas faire mourir Elena. Je leur ai répondu que je ne voulais pas faire une comédie romantique ! Il s’agit là de filmer deux âmes qui se rencontrent. Mon premier montage faisait trois heures. Puis, j’ai resserré sur le personnage d’Antoine et sur la photographie, mais je crois que, en effet, ce que j’ai coupé existe dans les creux.

La seule scène charnelle du film a lieu en Egypte et vous la filmez de manière « clipesque »…

J’ai filmé et monté cette scène comme une danse sous-marine. C’était important qu’Elena, qui est une brillante étudiante et sans concession sur rien, soit aussi capable de s’engager corps et pas seulement âme avec un homme. Elle meurt d’être vivante. Il y a une impossibilité avec Antoine, parce que le niveau de leur relation n’est pas là, mais lorsqu’elle part en Egypte pour réaliser son rêve, elle rencontre l’éternité, mais il me semblait important de montrer que ce petit bout de bonne femme était charnel. C’est pourquoi cette scène me semblait importante. Beaucoup de gens, à la lecture du scénario, trouvaient le personnage d’Elena dépressif, mais c’est tout sauf son cas ! Elle est juste exigeante. Elle est élan vital, comme vous dites.