Rencontre avec John Turturro, acteur

« Le cinéma n’est pas un art facile »

Il est américain. Il est aussi italien. Dans le dernier Moretti, Mia madre, il joue un piètre comédien, un caractériel imbu de lui-même, une star insupportable. Tout ce que ce grand corps burlesque n’est pas, irrésistible acteur fétiche des frères Coen et de Spike Lee, qui projette hors écran son rire détendu et affable.

Nanni Moretti vous a-t-il demandé, comme le personnage de Margherita Buy le fait à ses acteurs dans le film, de « rester à côté de votre personnage » ?

Il ne l’a pas fait, parce que ce n’était pas écrit ainsi dans le scénario. Mais cela donne à réfléchir ; c’est une vraie question pour l’acteur, de savoir où se tenir par rapport à son personnage. Il faut parfois rester à l’extérieur, hors de lui. Il faut savoir régler son personnage, déterminer ce qu’il doit faire physiquement, ce qu’il doit être mentalement. Certains acteurs arrêtent leur personnage, d’autres essaient des choses. Mais cela dépend du rôle.

Comment avez-vous préparé Mia madre ?

Quand j’ai lu le scénario de Mia madre, cela m’a renvoyé à des expériences similaires, de perte, de deuil. Je trouvais que cette histoire était riche d’idées, d’observations précises, sur la vie, la famille, les parents, les enfants, qui trouvaient chez moi un écho. Comme avec ce personnage de la mère, qui est très aimée, appréciée : que restera-t-il, après, de sa connaissance et de ses livres ? Comment ce qui reste, après la mort, devient une part de nous-mêmes ? Nous avons ou nous aurons tous à en passer par là. Alors, quand je regarde ma vie, toutes ces choses que j’accumule, que je garde, je me dis qu’il faudrait peut-être que je m’en débarrasse pour que mes enfants ne se retrouvent pas avec ça sur les bras.

En quoi être dirigé par un metteur en scène italien revêtait-il un caractère particulier pour vous ?

Chaque metteur en scène est différent. Il s’agit de partager des choses sensibles, des humeurs, de l’humour. Il faut travailler ensemble. Pour mon rôle dans Mia madre, je me suis préparé, avec un coach à New York et avec une amie avec laquelle j’avais travaillé sur mon documentaire consacré à la musique italienne napolitaine, Passione. Et puis Nanni Moretti m’avait très bien expliqué son film et je comprenais ce qu’il voulait faire. Nous n’avons pas vraiment fait de répétitions, juste quelques raccords.

Êtes-vous un acteur qui sait parfaitement son texte ?

Oui, j’aime bien savoir exactement où sont les verbes, les mots importants, pour connaître le rythme, la prosodie de ce qui est écrit. Quand le scénario est bien écrit, c’est idéal, stimulant. J’apprends mon texte de manière plate, simple, comme si je récitais l’annuaire, pour qu’il devienne plus malléable quand je joue, et que je puisse m’en emparer de manière ouverte, de toutes les façons possibles. Il ne faut pas jouer avec la peur de ne pas savoir son texte ; la panique, c’est terrible, cela assèche le jeu.

L’improvisation avait-elle sa place sur Mia madre ?

Nanni Moretti m’a laissé improviser plein des trucs et cela m’a étonné. Mais il trouvait que je parlais trop bien italien pour un acteur américain, alors il m’a demandé de revenir en arrière. Ce n’était pas facile, parce que ma famille a des origines italiennes, et j’ai grandi avec cette langue. L’improvisation exige de bien comprendre ce que l’on joue, ce qu’on a à dire.

Comment avez-vous trouvé l’intériorité de votre personnage, qui est à la fois dans le mouvement et immobile ?

Mon jeu n’est pas toujours réfléchi. Je joue à l’instinct, dans le moment de la scène, selon ce que souhaite le metteur en scène, ce que le personnage doit être, qui est plein de vie. Après, le corps suit. Mon personnage d’acteur est à la fois très conscient des autres, mais il essaie aussi d’impressionner et de contrôler la situation. Il n’est pas un cas isolé ; je connais beaucoup d’acteurs comme ça. Un grand acteur, un bon acteur, c’est quelqu’un qui sait être dans l’altérité, qui sait écouter les autres, leur porter attention, qui est touché par les autres, pour construire quelque chose et partager.

La musique accompagne-t-elle votre travail ?

Parfois. Je choisis telle ou telle musique, selon le rôle, l’humeur. Mais Nanni Moretti sur Mia madre avait sa propre musique. Et puis, il y avait la scène de danse du film, sur laquelle je me suis lâché, en suivant la musique. C’était très spontané, comme peut l’être une fête d’anniversaire. J’étais dans l’instant. Il y avait aussi une autre scène de danse, mais elle n’a pas été gardée au montage.

Quelles techniques de jeu avez-vous apprises ?

Je suis diplômé de Yale Drama School et Suny New Paltz, où j’ai travaillé avec de nombreux enseignants qui ont influencé mon travail. Le plus important était Robert X. Modica, qui a eu une grande influence sur ma vie et mon travail en tant qu’acteur. Mais les méthodes de jeu sont une chose. Ce qui me semble important, c’est que les personnages s’écoutent et soient en interaction.

Travaillez-vous votre voix ?

Oui, cela m’arrive, je la module, je change de ton, de registre, je prends des accents. Je sais avoir une voix de tête, nasillarde ou plus grave. Je ne sais pas combien j’ai de voix possibles… Quand j’aime bien les voix de certaines personnes, il m’arrive de les enregistrer pour en disposer comme d’un échantillon.

Vous êtes un acteur naturellement burlesque. Est-ce un talent que vous entretenez en particulier ?

Je ne le suis pas toujours et encore une fois, cela dépend de ce qui est nécessaire au personnage que je joue. Si j’ai un talent burlesque, comme vous dites, je le prends simplement de la vie. Je suis comme tous les acteurs : je peux faire certaines choses, d’autres non. Je ne veux pas m’enfermer dans un type de rôle, burlesque par exemple. Je veux pouvoir jouer dans tous les registres et ça ne me fait pas peur. Jouer, c’est se projeter ailleurs, c’est réussir à tenir le spectateur éveillé.

Croyez-vous en l’art de la chute ?

Ah non, je n’aime pas tomber ! Jamais ! C’est dur de savoir tomber, je ne le fais pas facilement, j’ai peur de me blesser. Cela m’est arrivé. Je prends soin de moi… Je préfère danser, et j’aime bien l’idée du corps en mouvement. Parfois, cela tient à un simple geste, sans grands effets.

Vous avez souvent joué des personnages drôles, fous, décalés, fantaisistes… Autant de rôles pour un clown…

Mais je n’ai pas joué que ça et j’ai fait bien d’autres choses que de faire le clown. Dire cela, c’est ignorer l’ensemble des films que j’ai faits, c’est réducteur. Pour moi, le rôle le plus important que j’ai eu était d’ailleurs celui de Primo Levi dans La Trêve de Francesco Rosi. Je ne parlais presque pas. Rosi avait vu en moi ce que d’autres n’avaient pas vu. Et puis, je me souviens de mes débuts, où j’avais souvent des rôles de mauvais garçons, qui n’étaient pas drôles du tout. Faire rire n’est pas si facile. Un rôle comique peut être éreintant quand il est pris au sérieux. Et la comédie peut avoir une dimension tragique.

Être aussi devenu réalisateur a-t-il changé l’acteur que vous êtes ?

Cela n’interfère pas, même si c’est un atout pour bien appréhender comment marche un tournage : on ne peut plus me tromper ! Quand vous débutez, une équipe de tournage qui vous regarde, c’est effrayant, parfois inhibant. Avec le temps, on apprivoise tous ces gens, ils deviennent familiers. Je ne suis pas là pour dire où doit être la caméra, comment doit être la lumière ; je suis là pour servir un réalisateur.

Vous sentez-vous fragile et vulnérable en tant qu’acteur ?

Oui, il m’arrive de l’être. Et cela tient aux rôles. Certains exigent que vous soyez très forts, d’autres que vous montriez cette vulnérabilité et cette fragilité. Cela fait partie du métier. Le cinéma n’est pas un art facile.

Anne-Claire Cieutat, Jo Fishley