Jean-Hugues Anglade, acteur

Se perdre de vue (#2/2)

Le 9 décembre sort le film d’animation Cafard de Jan Bultheel, où vous doublez un autre sportif, entraîneur de lutte embarqué dans la Grande Guerre…

C’est la première fois. Il a fallu beaucoup travailler sur une voix différente et carrément se perdre de vue au niveau vocal. J’ai basculé presque à froid dans ce personnage, intéressant de par sa personnalité, son destin, et j’ai vécu une expérience très atypique. Le sport toujours, oui. J’ai toujours les patins à roulettes de Subway, depuis trente ans ! Je conserve beaucoup : des vêtements, que je porte après, en les mélangeant à d’autres. Je n’ai pas un inventaire précis à l’esprit, mais j’ai un bureau rue de Rivoli avec un nombre de trucs incroyables, et surtout des scénarios. Des preuves tangibles que les choses ont existé. Une fois qu’un film est fait et livré au public, il n’est plus palpable. Tous ces accessoires le restent. Ça porte à réfléchir sur la notion du temps, du temps qui passe.

Je suis un soldat et Cafard sont des premiers longs-métrages. Il y en a une quinzaine dans votre filmographie, depuis La Diagonale du fou de Richard Dembo. Vous avez toujours été sensible aux débutants ?

Généralement, on les fait parce qu’on a une vraie passion pour un sujet, ou parce qu’on n’est pas forcément demandé pour des films à plus gros budget, plus populaires, car dans une période où on n’est pas « bankable ». On s’intéresse à des projets plus difficiles à monter et beaucoup moins payés, il ne faut pas se le cacher. Certains films que j’ai faits n’ont pas trouvé leur public et je le regrette. D’autres sont devenus un peu culte, comme Killing Zoe. Il suffit d’un ou deux films qui font un carton pour vous remettre dans des propositions avec des budgets plus conséquents. Je m’en fous, ça ne m’inquiète pas. Le tout est de pouvoir continuer à faire les choses sans être forcé.

Partie 2 Jean-Hugues Anglade - image 02

Votre partenaire de Je suis un soldat est Louise Bourgoin. Votre parcours est rempli de rencontres fortes avec des actrices. À quoi tient l’alchimie ?

C’est compliqué, le monde des actrices. Il y en a deux sortes que j’aime beaucoup. Celles qui n’ont pas de technique mais beaucoup de nature, maladroites mais avec un instinct, qui sont presque des petits animaux qu’on filme avec une photogénie très inattendue et qui ne construisent pas forcément. J’aime aussi celles qui ont l’intelligence comme moteur principal dans la façon de conduire leur personnage. Le détachement de certaines, comme Isabelle Huppert, dont j’aime l’abstraction du jeu, comme dans la peinture. Elle ne joue pas d’une façon figurative, mais avec une sorte de désinvolture qui fait qu’elle se glisse d’une façon très convaincante dans un nombre d’univers et de personnages absolument incroyable. Tout en construisant avec science, intelligence, préméditation. J’admire aussi les actrices qui ont une profondeur dans le regard, les grands fonds des regards, où il y a une infinie tristesse, solitude, que je retrouve chez Louise Bourgoin. Il y a les yeux débordants de beauté et les yeux débordants de profondeur. Je préfère les seconds, mais parfois les deux sont là. Il y a aussi des actrices plus cabotines, qui fabriquent du jeu ou sont très obsédées par leur image. Ça peut être chiant, mais je ne me mêle pas des problèmes des filles ! Je n’aime pas être bloqué dans le jeu avec quelqu’un, car j’ai du mal à résoudre ça.

Ça vous est arrivé souvent ?

Est-ce que j’ai eu du plaisir ou pas, est-ce que je me suis senti crispé avec une actrice ? Ça m’est arrivé un certain nombre de fois. Je cherche toujours à m’entendre le mieux possible avec une actrice. Certaines, très animales comme Nastassja Kinski, restent pour moi un grand souvenir. C’est comme si on était avec un guépard, qu’on ne peut pas mettre dans un univers clos, qui fait des bonds dans tous les sens. Extrêmement imprévisible. Je la craignais, mais je reconnaissais qu’elle avait un charisme extraordinaire. Elle ne triche pas, elle donne vraiment, elle ne compte pas.

Partie 2 Jean-Hugues Anglade - image 03

Le 9 décembre sortira aussi le film italien Suburra de Stefano Sollima, où vous jouez…

… un petit rôle, le Cardinal Berchet. Sollima a réalisé l’adaptation en série télévisée du film Gomorra. Ce second long-métrage tourne aussi autour de la mafia, avec participation notoire de l’Église, et je joue le directeur de la banque du Vatican, qui file l’argent à des fins très douteuses. Je n’ai jamais vraiment tourné en italien et j’avais pas mal de texte. Un rôle d’autorité, qui devait donc être joué vite et qui a demandé une maîtrise de la langue. Difficile quand on en a une pratique récente et qu’on l’apprend phonétiquement. Très difficile d’inverser les choses, car on n’a pas les réflexes de sa langue natale. L’italien n’est pas si facile, car il y a beaucoup d’accents toniques, alors que le français est une langue assez plate.

Vous avez souvent tourné en anglais, que vous maîtrisez. Une langue étrangère altère-t-elle le jeu ?

L’anglais est très agréable, car il crée une distance. Quand on joue dans sa propre langue, on remet parfois en question des phrases, on inverse, on se perd et on se vautre. Pas en anglais où, une fois que je joue, je vis et je ne remets pas en question. Le seul problème est que les productions donnent souvent les textes au dernier moment. Comme j’ai une formation du Conservatoire, j’ai toujours eu une mémoire profonde des textes. C’est un fardeau, car je n’ai pratiquement fait que du cinéma, où, plus ça va et plus les textes arrivent tard, sont modifiés, et ça me crée de plus en plus de problèmes ! C’est une technique compliquée. Quand le texte est su, imprégné dans la mémoire profonde, ça devient un texte réflexe et il y a une liberté totale pour jouer la situation. Le but ultime pour moi est d’avoir une indépendance totale du texte par rapport à mon corps. Je suis passionné par la mémoire. Si j’avais été très bon en maths, si j’avais ressenti autre chose que la fibre artistique, j’aurais aimé travailler sur la biologie du cerveau et la mémoire.