Le Ballet du Bois vivant

Entretien avec la réalisatrice Claire Simon autour de son documentaire

Dans Le Bois dont les rêves sont faits, Claire Simon (Les Bureaux de Dieu, Gare du Nord…) nous embarque avec elle au Bois de Vincennes, à la rencontre de celles et ceux qui le peuplent quotidiennement ou occasionnellement. 2h28 durant, nous déambulons avec elle dans les allées et forêts de ce lieu où valsent fantasmes et fantômes, eux aussi invités à la danse.

Alors que débute notre conversation, Claire Simon a ces mots : « Je fais des films pour les Martiens ! ». Petite demande d’explication…


Qu’est-ce qu’un « film pour les Martiens » ?!

C’est une façon de dire que je fais des films pour raconter comment on vit. Afin de prendre du recul. C’est l’histoire des Lettres persanes : il faut raconter ce qu’on vit comme si on était des étrangers à nous-mêmes. Je dis donc régulièrement que je fais des films pour les Martiens, car je filme ce qui paraît banal, inintéressant, comme si c’était un témoignage sophistiqué de notre façon de vivre, de nos valeurs et des choses auxquelles on croit. Je pense, par exemple, que National Gallery de Frederick Wiseman est un film génial pour les Martiens ! Car il raconte ce qu’est notre civilisation et l’Art qui est notre religion. Moi, je m’occupe de la liste des films pour les Martiens, comme ça, quand ils arriveront, je pourrai leur faire une petite formation !

Quelle a été la part de hasard dans l’élaboration du Bois dont les rêves sont faits ?

Elle existe. Je n’y pense pas beaucoup. Je suis plutôt quelqu’un qui cherche tout le temps et quand, enfin, une bonne configuration se présente, c’est bien, on se dit qu’on a de la chance.
C’est vrai que c’est une grâce, une rencontre fortuite. C’est ce qu’on poursuit. Mais je pense que c’est la caméra qui permet que cette grâce existe. Elle dit que je cherche. Mais les gens ne viennent pas pour leur narcissisme, en tout cas ceux qui viennent pour ça ne sont pas intéressants. C’est plutôt quelque chose qui n’aurait pas lieu et qui grâce au fait qu’on filme a lieu.
Par exemple, au début du film, il y a un plan d’un homme qui remplit des bouteilles d’eau à une fontaine. C’est un geste que beaucoup de gens comprennent comme celui de quelqu’un qui vit dans le bois ou dans une cabane. Cet homme, je l’avais vu la veille, il nous avait parlé, et le lendemain, on est venus tourner et il était de nouveau là. Je le filme, ainsi que les joggeurs qui attendent pour boire, et entre dans le champ, un maître de Tai-chi chinois qui fait son exercice du matin. Je savais bien qu’il était là, le maître de Tai-chi. Je lui avais déjà demandé si je pouvais le filmer. Le hasard là est très téléphoné, mais ce qui est très beau, c’est cette entrée dans le champ de ce maître de Tai-chi et comment ces deux mondes se croisent.

C’est une chorégraphie à l’écran…

Oui, une chorégraphie que je n’ai pas réglée. C’était deux personnes que je connaissais, ils savaient que je les filmais et ce qui est drôle, c’est que le maître de Tai-chi en a fait pendant une heure parce qu’il attendait que je lui dise « c’est fini », et moi, j’attendais qu’il s’arrête !

Combien êtes-vous dans votre équipe ?

Nous sommes entre 2 et 4. En 2013, je suis allée au Bois de Vincennes l’été tous les jours pendant un temps et là, j’étais juste avec une assistante, on n’avait pas de matériel qui marchait très bien. C’était très difficile. Il y avait ensuite un stagiaire qui faisait du journalisme et je lui ai demandé de venir chercher des gens dans le Bois avec nous. Puis, ensuite, je n’y allais que 4-5 jours par mois, car j’avais beaucoup de travail par ailleurs. Je voulais absolument saisir les saisons. Au début, mon assistante allait aussi chercher des gens. On avait deux montagnes à gravir : les relations homos et les prostituées. Les prostituées, ça a été long. On en a rencontré beaucoup avant de trouver celles du film. Le hasard, c’est donc le fruit de l’acharnement ! À force, quelque chose arrive.

L’affiche du film, dessinée par Sempé, restitue très bien ce que dit le film : ce bois est un espace ouvert où les gens se croisent, se rencontrent ou non, dans une chorégraphie de la vie de tous les jours…

Ce qui est très beau au bois, c’est que tout le monde est toujours dans l’espace. La notion de chorégraphie est vraie aussi à cause de ça. C’est un des rares endroits où l’on voit les gens loin, dans l’espace. Si on y réfléchit, dans nos vies, c’est quelque chose qui n’arrive presque jamais, en fait. Je disais, quand j’ai tourné Gare du Nord, qu’on ne voyait jamais la foule. J’avais filmé la foule comme étant plein de gens et non comme une abstraction qui serait la masse. Et là, ce sont des gens dans l’espace. Au montage, on a beaucoup travaillé pour que le tissu du bois, sa cohérence topographique soit mythologiquement juste : il y a les lacs, l’eau, les rivières, la forêt, les clairières, les allées.

On est là proche du conte…

Oui, et je pensais beaucoup à ça au début. Ce sont des espaces des contes de notre enfance.

En outre, c'est un film où les fantasmes et les fantômes tiennent une grande place…

Tout à fait. La forêt, ça fait peur sans doute. Moi, je n’ai pas peur dans la forêt, parce que j’ai grandi près d’une forêt où j’ai passé beaucoup de temps à me promener toute seule. Et ça m’est resté comme un lieu où je lis l’histoire, comme les gens de la campagne savent la lire. On sait qu’il y a toujours eu des gens avant. Et donc il y a des traces. Et les fantômes sont tous ceux qui ont laissé des traces. Et ce qui est très beau dans la campagne, c’est que les traces durent avec les plantes, car les gens ont planté des trucs. Ces traces revivent avec elles, c’est magnifique. Au Bois de Vincennes, on n’a pas tout à fait ça, mais disons que j’ai cette habitude ancienne de chercher l’histoire derrière. Mais tout le monde ne sait pas lire dans la nature. C’est aussi pour cela que j’ai voulu une voix off, pour guider le regard, pour que les gens voient qu’il y a des feuilles aux arbres ou qu’il n’y en a pas.

Et puis il y a le fantôme de Gilles Deleuze, qui a enseigné au Centre universitaire de Vincennes dans les années 1970, et qui se promène dans votre film…

Bien sûr. J’ai été peu à peu fascinée par la question de savoir où se trouvait la fac dans le bois à l’époque. Beaucoup de choses absolument fausses ont été publiées à ce sujet. J’ai beaucoup cherché. Même l’architecte du bois ne savait pas qu’il y avait une université. Cette volonté d’éradication du souvenir m’a beaucoup surprise. Il y a juste un panneau dans le bois que j’ai mis très longtemps à découvrir et qui l’évoque dans un tissu de mensonges. Non, la fac n’a pas été détruite en une nuit comme c’est écrit ! J’ai été voir les photos aériennes de l’IGN et l’on voit que la destruction de l’université a pris 2 ans.

Le Bois dont les rêves sont faits est-il un film mélancolique à vos yeux ?

Je ne me rends pas compte. Je pense que quand on va dans le bois, on est tous renvoyés, à quelque âge que ce soit, à notre enfance. Et même les petits, que j’ai peu filmés, rêvent d’une enfance qu’ils pourraient avoir dans le bois. C’est une fiction de la nature, donc tout le monde s’imagine Robinson Crusoé. Il y a donc là cette mélancolie d’un paradis perdu ou retrouvable.