Sous le ciel d’Alice

La fiction nécessaire

Dans Sous le ciel d’Alice, son premier long-métrage sélectionné à la Semaine de la Critique 2020, Chloé Mazlo s’inspire de l’histoire de sa famille pendant la guerre du Liban pour créer un petit monde de fiction très inventif, où la fantaisie et la poésie tordent le cou à la violence du réel. Sa protagoniste Alice, qui porte le prénom de sa grand-mère, quitte la Suisse pour Beyrouth dans les années 1950 et tombe amoureuse d’un astrophysicien, qui deviendra son mari. Et tombe aussi amoureuse du Liban, qui, après des jours heureux, devient le théâtre d’une guerre civile.

En mêlant l’animation à la prise de vue réelle, Chloé Mazlo revisite cette période à travers le prisme de son récit familial. Sous le ciel d’Alice déploie sa petite musique douce-amère et, malgré ses quelques longueurs, recèle des séquences d’une réjouissante créativité.

Rencontre avec une cinéaste qui croit ferme dans les pouvoirs transformateurs de la fiction.

 

Quelle place tient le désir de fiction dans ce projet ?

Il est partout ! J’ai grandi avec le récit de la guerre raconté par ma famille et en grandissant, je me suis rendu compte que ce récit était de la fiction et non la réalité. Le point de départ de ce film découle de ma volonté de comprendre ce décalage entre la réalité telle que l’a vécue ma famille et celle qui transparaissait dans les documentaires ou dans les livres sur la guerre du Liban. Le besoin de fiction de ma famille m’a touchée, car c’était sans doute aussi un moyen de nous préserver, nous les enfants, et pour eux, un moyen de survivre.

Quand j’ai confié à ma grand-mère mon désir de réaliser ce film, elle m’a répondu : « Mais à quoi bon ? Nous, on s’est bien amusés pendant la guerre ! ». Rien que pour cette phrase si étrange, il me semblait intéressant de faire un film ! Les membres de ma famille, en effet, ne me racontaient que des anecdotes drôles, comme toutes les fois où ils s’amusaient à distribuer de fausses contraventions, par exemple. Au fur et à mesure de mes visites chez ma grand-mère, pour nourrir mon scénario, elle m’a raconté des faits horribles. J’ai vraiment pris la mesure du filtre qui avait été le leur pour tenir debout.

Comment avez-vous composé ce petit monde, où se mêlent prises de vues réelles, stop motion et animation ?

Je suis issue de l’École des arts décoratifs de Strasbourg, où j’ai étudié le graphisme et l’animation. Je suis une adepte des films de Pierre Étaix, d’un cinéma traversé par la magie. La gageure ici était de faire un film qui ne soit pas naturaliste, mais authentique tout de même. Le danger était d’être artificiel ou maniéré. Il fallait trouver ce langage singulier, qui permette au spectateur d’entrer dans cette famille. Beaucoup de doutes ont accompagné ce parti pris de mélanger prises de vues réelles et animation ; mes producteurs craignaient que cela choque le spectateur. Mais vite, cela nous a ouvert un terrain de jeu formidable et nous avons pris confiance dans le projet. Le tournage a été très harmonieux.

Sous le ciel d’Alice de Chloé Mazlo. Copyright Ad Vitam.
Vous privilégiez les plans d’ensemble…

J’avais en tête des photos de famille qui s’animent. Pour la déco, nous sommes partis d’éléments biographiques, comme le piano blanc, qui était celui de ma famille et qui nous permettait d’avoir un ancrage dans le réel.

Comment vous est venue l’idée de cette très jolie scène, où l’un de vos personnages se fond dans un mur en embrassant son amoureux sur une affiche ?

Son amoureux a disparu et cette femme se retrouve seule et perd la raison. L’idée était de montrer qu’elle disparaissait elle aussi pour le retrouver.

Existe-t-il un imaginaire typiquement libanais ?

Oui. Il existe surtout un humour libanais. Les Libanais font des blagues ! Ils parlent aussi beaucoup par métaphores, par images. Le personnage de Georges dans le film est emblématique de cela.

Quand j’étais petite et que j’apportais un dessin à mon père, il me demandait toujours : « C’est joli, où l’as-tu acheté ? ». Je lui expliquais que j’en étais l’auteure et il insistait : « Mais où as-tu trouvé l’argent pour acquérir ce dessin ? ». Ce jeu durait un certain temps et moi, je le prenais au sérieux, et lui apportais mes crayons pour lui prouver que j’avais bel et bien réalisé ce dessin. Et là, à l’issue d’une projection du Ciel d’Alice, deux amis libanais m’ont dit : « Ce n’est pas toi qui as fait ce film… » !

Sous le ciel d’Alice de Chloé Mazlo. Copyright Ad Vitam.
Comment êtes-vous ressortie de cette expérience ? Le fait de réaliser ce film a-t-il transformé quelque chose en vous ?

Faire mon métier, en soi, m’épanouit. Et écrire ce film a répondu à beaucoup de questions que je me posais sur ma famille. Cela m’a apaisée de comprendre les mécanismes qui lui sont propres. J’ai posé des questions précises à ma grand-mère, qui m’a beaucoup parlé et cela m’a fait du bien.

Sur ce tournage, j’ai aussi recréé l’enfance que j’aurais voulu avoir au Liban. J’ai grandi à Paris, isolée du reste de ma famille. Nous étions en sécurité, mais mes parents culpabilisaient d’être loin des leurs, qui, eux, vivaient sous les bombes. Mais curieusement, eux avaient l’air de plus s’amuser que nous ; ils étaient plus unis, ils vivaient ensemble, et leur vie me semblait très chaleureuse et plus vivante que la nôtre en banlieue parisienne. J’étais jalouse et j’avais envie d’être avec eux au Liban. Sur le tournage, j’ai pris conscience que je recréais ce fantasme de les rejoindre.

Quand vous faites un film, vous posez-vous la question de son impact possible sur la vie des spectateurs, des conséquences qu’il peut avoir sur le réel ?

Je me demande toujours ce que je vais apporter au spectateur dans sa vie. Je pense aux sentiments qu’il pourrait éprouver à l’issue de la projection, par exemple. Je me suis dit que si mon film faisait du bien au moins à une personne, celle-ci ferait peut-être du bien à quelqu’un d’autre à son tour et cette idée de l’effet papillon me séduit, car je ne crois pas que le cinéma puisse engendrer un mouvement massif ; Le Ciel d’Alice ne va évidemment pas arrêter la guerre dans le monde ! J’espère surtout que mon film va susciter des émotions.